LES GILETS DE LA DISCORDE
VIVENT LES BEAUFS !
Lettre ouverte à la France d’en haut
Les gilets jaunes prennent le contrôle !
Le 17 novembre, 287 710 hurluberlus affublés de gilets jaune – pour le style on repassera… – sur 2034 points de rassemblement répartis tout le territoire ont réussi à créer une sacrée pagaille. Et c’est pas fini !
Ce mouvement déchaîne les passions : sur les réseaux sociaux, les journalistes, les politiques, plus généralement les « commentateurs » et même les citoyens dans la rue… Chacun y va de son analyse alors pourquoi pas moi ? Pour les condamner, les encenser, les traiter de beaufs, de résistants, de réacs et de fachos ou de citoyens lucides mais exaspérés… Tout a été dit, ou le sera.
En préambule, une confession. Les gilets jaunes sont des gens comme moi, et je suis comme eux. Je suis moi aussi un “beauf” (pour reprendre l’insulte qu’utilise la France d’en haut) non sans fierté. Et c’est avec tendresse que j’aimerais parler d’eux. Quand je dis “eux”, ce n’est pas pour m’en désolidariser, ce n’est pas en ethnologue face à une peuplade étrange. Quand je dis “eux”, je veux dire “nous”.
Je ne me prononcerai pas sur le devenir du mouvement : va-t-il s’essouffler ou gagner en vigueur ? Va-t-il sombrer dans la violence avant de s’étioler, ou se développer dans un esprit joyeux mais déterminé ? Qui vivra verra. Je n’essaierai pas non plus de le saisir comme un mouvement unitaire avec des revendications bien définies, ce serait ne rien y comprendre. Par ailleurs, c’est le procédé utilisé par tous ceux qui le glorifient ou le vomissent mais qui surtout, ne veulent pas le penser. Penser un mouvement hétéroclite suppose de ne pas en faire quelque chose de structuré et homogène. Laissons cela aux imbéciles – de tous bords – qui réfléchissent par tweet : un cerveau leur est superflu car ils pensent avec leurs doigts, en moins de 240 signes. Ils pensent comme on éructe, mais leur rot n’est qu’un spasme digital – aux deux sens du terme.
Il n’est pas question non plus d’être dans le soutien béat. Il y a eu des débordements, des morts, et cela est condamnable. Il y a des slogans et des revendications haineuses et stupides, je ne les écarte pas d’un revers de main : cela doit nous inciter à la méfiance et à l’esprit critique.
Un mouvement social c’est d’abord le mouvement lui-même, et son effet sur la société. On en apprend parfois beaucoup en s’intéressant aux effets qu’il produit et aux réactions qu’il génère. Le mouvement des gilets jaunes ne peut être compris que par touches, de manière impressionniste, de biais. C’est ce que nous allons essayer de faire, en examinant de quoi il est le signe, le symptôme. Ce sera aussi l’occasion de déborder de ce mouvement, s’en servir d’un prétexte pour voir plus large, et s’interroger sur ce qu’il nous dit au-delà de l’actualité chaude.
Des gilets rouges de colère
Les gilets jaunes, ce sont avant tout une sociologie. Les chiffres sont clairs, ceux qui se sentent concernés sont en premier lieu éloignés des métropoles et appartenant aux catégories inférieures. La référence qui s’impose d’emblée est celle de la « France périphérique »[1] de Christophe Guilluy. C’est incontestable. C’est le ras-le-bol de cette France des campagnes, des villes moyennes, de ceux qui font plus de 50 km pour aller au travail. Ce qui explique que le point de départ fût la hausse des taxes sur le carburant.
Enquête Odoxa réalisée le 16/11 [2]
C’est le sursaut des oubliés, voilà pourquoi ils suscitent des réactions si épidermiques. On ne les voit ni ne les entend jamais, on s’était habitué à leur silence, on était bien, ils ne venaient pas déranger le petit ronron politique. Les « gagnants de la mondialisation » (qui ne sont pas tous des riches il faut bien le préciser) avaient fini par croire que ces “beaufs”, puisque c’est bien ainsi qu’ils les appellent, dans leurs trous paumés, s’étaient endormis et qu’ils allaient finir par s’y enterrer pour de bon. Et maintenant qu’ils l’ouvrent, qu’ils se font entendre, qu’ils osent troubler le petit confort de le France d’en haut en rappelant leur existence, ça ne va plus. Un peu comme le vieil herpès qu’on se traîne depuis des années et qui se réveille tout à coup au coin de la lèvre.
Si l’on comprend cela, alors on comprend aussi pourquoi la question du carburant est finalement passée à l’arrière-plan. C’est une colère beaucoup plus profonde qui s’exprime ici, à défaut de s’exprimer électoralement. Car c’est un autre point fondamental : la France périphérique est aussi la France de l’abstention. Nous y reviendrons car on ne saisit rien des gilets jaunes sans cela.
Quelle est donc cette colère ? L’oubli, le déclassement, le mépris, et l’impression d’être les dindons de la farce. Les gilets jaunes sont les oubliés de toutes les politiques, menées depuis des décennies par les métropoles pour les métropoles, par les winners pour les winners. Les gilets jaunes sont, au fond, l’incarnation de l’ancien monde, celui vis-à-vis duquel Macron a décidé la guerre. Monde enraciné, défendant ses valeurs, son mode de vie, ses particularités. Oublié par les politiques publiques : désindustrialisation massive avec perte des emplois ; fuite des services publics en premier lieu l’école et les hôpitaux ; fermeture des petits commerces ; absence de toute perspective d’ascension sociale ; paupérisation… Ces gens croyaient à la promesse faite aux classes moyennes face à la mondialisation. Il faudrait s’y adapter c’est entendu, mais en retour, on leur promettait de vivre mieux. Cette promesse a été trahie. Les « banlieues » aussi me direz-vous ? Pas exactement, car la France périphérique connaît des problèmes particuliers, dont le prix du carburant est la cristallisation. Car avec la fuite des services publics, des commerces de proximité et l’extension des déserts médicaux, pour la moindre chose il faut faire des kilomètres et des kilomètres. Avec parfois une mauvaise couverture des réseaux internet, la dématérialisation n’améliore pas les choses. Redisons-le, quand on parle de France périphérique, les villes moyennes sont tout autant concernées. La désertification des centres villes en est l’illustration.
Les gilets jaunes ont en outre l’impression – bien réelle – de contribuer toujours plus à l’effort national, de payer toujours plus d’impôts, mais sans jamais en avoir le retour. Ce qui pose une question absolument fondamentale : le consentement à l’impôt. Les gilets jaunes ne sont pas des égoïstes qui refuseraient de payer des impôts et donc de contribuer à la solidarité nationale. En revanche, ils voient les taxes et les impôts s’alourdir alors que dans le même temps, les services publics se dégradent et les prestations sociales diminuent. Ils ont le sentiment – justifié – que leurs impôts ont servi à baisser l’ISF ou à financer la « flat tax » qui est un bouclier fiscal pour les riches, bref : que leur argent finit immanquablement dans la poche des plus riches qui, eux, s’exonèrent allègrement, et avec les encouragements du gouvernement, de l’impôt. C’est un problème immense, car avec le non-consentement à l’impôt, c’est la possibilité même de la République – en tant que communauté politique et espace de solidarité – qui est en jeu.
[1] Je vous renvoie à notre article sur No society de Guilluy où nous définissons la France périphériques.
[2] http://www.odoxa.fr/sondage/macron-na-convaincu-mouvement-gilets-jaunes-toujours-soutenu-3-4-francais-promet-detre-tres-suivi/
Les jaunes, des bleus de la revendication
En premier lieu, il faut insister sur le caractère spontané du mouvement. Il est à l’initiative de citoyens. Pas de syndicats, pas de partis politiques, mais de citoyens. Leur bord politique importe peu. Les syndicats et partis politiques ont très vite été gênés par ce mouvement, ne sachant sur quel pied danser. Puis, ce fut le temps des récupérations politiques. Mais justement, à ce jour, aucune récupération n’a véritablement pris[3] : les gilets jaunes restent indépendants des partis. Et c’est très bien. Les syndicats sont les plus embêtés par ce mouvement : ils n’en ont pas été à l’origine, ne l’ont pas compris, et pire, ne l’ont pas soutenu. Ils s’y mettent, mais avec plusieurs jours de retard, signe que quelque chose de vraiment nouveau est arrivé. Quelque chose d’imprévu. Une « contre-friction » aurait dit Thoreau dans La désobéissance civile. Un mouvement autogéré, sans porte-parole clairement désigné, hétéroclite (insistons sur ce point), qui amalgame des slogans disparates, parfois tenant plus de la grivoiserie que du message politique, un mouvement foutraque, maladroit… Mais un mouvement vivant. Alors oui, il y a dans le tas sans nul doute des racistes, des gens de droite, des électeurs du Rassemblement National… Et alors ? A part un journaliste à Libération, qui peut sérieusement s’en étonner ? Le propre d’un mouvement hétéroclite est d’être… hétéroclite. Quelle découverte !
La CGT et la CFDT ne souhaitent pas rejoindre le mouvement, mais en appellent à une grève aux côtés des gilets jaunes. FO au contraire, a voulu faire partie des gilets jaunes. Les syndicats sont en ordre dispersés, car eux non plus ne parlent plus à ces français. Un syndicat a un mot d’ordre, une organisation, une hiérarchie : il est donc malléable. C’est ce que Macron a bien compris, qui a instrumentalisé avec un brio certain les syndicats. Les gilets jaunes entendent se passer de ces gros appareils qui en fait, servent à canaliser la colère pour l’étouffer.
Il faut des mouvements autogérés, décentralisés, autonomes. Qui, par leur hétérogénéité et leur fluidité, ne puissent pas être récupérés. Cultiver un certain flou, ne surtout pas fixer de ligne précise. Circonscrire le mouvement à un seul mot d’ordre, c’est donner l’opportunité à l’adversaire de s’en emparer. Si les gilets jaunes en étaient restés à la protestation contre la hausse des prix des carburants, le gouvernement aurait pu revenir sur sa décision ce qui aurait mis fin au mouvement. Or, en multipliant les mots d’ordre, les gilets jaunes se rendent insaisissables. Le symbole du gilet jaune dit cela. Car tout le monde en a dans sa voiture, il est obligatoire. Ce qui signifie que tout le monde est potentiellement un gilet jaune. Il est un signe de ralliement indétectable non parce qu’il serait dissimulé, mais au contraire, parce qu’il est partout ! C’est un symbole diffus, flottant, et qui d’une certaine manière, peut contaminer n’importe qui, à la manière d’une épidémie.
Ce mouvement témoigne du décalage croissant entre toute une partie de la population et ces « représentants » institutionnels qui depuis longtemps ne la représentent plus. Car la France périphérique n’est pas représentée, le mouvement des gilets jaunes visant, justement à la présenter, c’est-à-dire à la rendre visible et à lui donner chair. C’est le premier sens du gilet jaune : rendre visible celui qui le porte. Attirer l’attention, signaler que quelque chose se passe. Et effectivement, quelque chose se passe ! Les gilets jaunes sont des gens qui découvrent – pour la première fois peut-être – qu’ils ont des intérêts communs à défendre au mépris de leurs divergences. De droite, de gauche, frontistes, abstentionnistes… ils font l’expérience d’une communauté de destin. Quelque chose comme une conscience de classe est peut-être en train de surgir. La vieille lutte des classes n’est jamais morte, mais peut-être est-elle en train de retrouver un souffle nouveau. Et c’est une bonne nouvelle. Ce mouvement est hétéroclite, divers, inclassable, hétérogène, fourre-tout. C’est vrai. Mais une chose, très profonde, unit ces gens : leurs nouveaux intérêts de classe.
L’un des enjeux majeur sera donc que diriger cette colère vers les bonnes cibles. Car la stratégie des « élites » est de diviser le peuple, de monter les uns contre les autres, pour empêcher l’émergence d’une conscience de classe. Il faut à tout prix éviter ce piège – ce qui, au vu de certains slogans et de certains comportements, n’est pas gagné. S’en prendre aux « assistés » n’est pas la solution, il faut au contraire produire une critique de cette rhétorique mortifère qui emprisonne toutes les luttes politiques. Prendre de la hauteur, voir plus large. Par exemple se demander pourquoi il y a des « assistés », qu’est-ce qui rend possible cela. Les aides sociales ? Non, mais le chômage, la désindustrialisation, l’absence de perspectives économiques, la concentration des richesses, la dilution dans la mondialisation, le refus de partager l’emploi etc. C’est pour toutes ces raisons que l’on tombe un jour dans « l’assistanat ». Les Wauquiez, les Macron, les Le Pen qui fustigent la protection sociale en faisant croire qu’elle génère ce dont en fait elle protège, sont soit de parfaits imbéciles qui prennent l’effet pour la cause, des abrutis finis qui regardent le doigt et non la Lune ; soit des cyniques et des criminels en puissance. Si le mouvement des gilets jaunes n’est pas capable de ça, alors il ne sera qu’une manifestation supplémentaire de ressentiment, de haine et de bêtise. Alors, ce sera une victoire de plus pour Macron.
[3] La preuve la plus drôle et pathétique étant la fausse rencontre de Laurent Wauquiez et des gilets jaunes. En fait, le bonhomme, courageux mais pas téméraire, avait tout organisé, les gilets jaunes étaient en fait des sympathisants LR de la permanence du coin… [Source : Le Canard Enchaîne]
Abstention, ils arrivent !
Les gilets jaunes sont issus de la France de l’abstention. Celle qui ne vote plus car plus aucun parti ne la représente. Celle qui a été sans cesse trahie. Depuis des années on entend dire que la France serait dans un état d’apathie politique, qu’il y aurait un désintérêt dont l’abstention ne serait qu’une manifestation de plus. Les gens seraient trop égoïstes ou trop amorphes pour se soucier de politique, trop repliés sur eux-mêmes. Ce seraient de mauvais citoyens en somme, qui fouleraient au pied les acquis si durement arrachés de la démocratie. Ces gens seraient des irresponsables, des enfants gâtés. Ce refrain fut interprété ad nauseam lors de la campagne présidentielle afin de culpabiliser les abstentionnistes par les médiacrates de tous bords. Mais les politiques, qui trahissent leur parole, qui refusent d’entendre le peuple, qui le méprisent, quelle est leur part de responsabilité ? Les médiacrates en question ne se sont jamais posé la question apparemment.
Alors que dans la réalité, les français se détournent certes de la politique, mais en aucun cas du politique, cette activité de remise en question et d’institution de la cité. Ils ne croient plus en cette politique, c’est certain, mais leur abstention est un message politique. C’est par ailleurs ce que montrent les enquêtes d’opinion réalisées auprès des abstentionnistes[4]. Il n’est pas du tout sûr qu’un votant ait plus de raison de voter qu’un abstentionniste de ne pas voter, bref : peut-être ces « gaulois réfractaires » incarnent-ils au contraire, ce qui se fait de plus politique. Les gilets jaunes illustrent parfaitement cela. Eux qui votent de moins en moins montrent aujourd’hui qu’ils ne se sont pas pour autant retirés des affaires, et qu’il faut encore compter avec eux[5] !
Le mépris tourne à plein régime. Les insultes fusent. Mais, traiter ces gens de beaufs, de fachos, pour essayer de leur faire honte, ça ne marche plus. Depuis bien longtemps déjà, les gilets jaunes sont totalement imperméables aux insultes et au mépris. Ils en ont vu tellement d’autres… De sorte que le gilet jaune, avec ses bandes réfléchissantes, est particulièrement bien trouvé : le mépris ne fait que se réfléchir dessus, et par effet miroir, retourne à l’envoyeur. Cette France-là est absolument insensible aux insultes qu’elle peut recevoir par tombereaux. Ça, la France d’en haut ne l’a pas compris qui elle essaie encore de houspiller ces beaufs, ces demeurés, ces bas-du-front, ces avinés du bar du coin ; elle tente de les ramener dans les clous, de leur faire entendre raison, comme un adulte tance en vain un enfant avant de s’apercevoir que l’enfant a grandi et qu’il est devenu indépendant. Ça ne sert plus à rien. Car oui, la France périphérique est en train de réaliser qu’elle est devenue adulte, et qu’elle n’a plus besoin des donneurs de leçon.
Ce mépris est, d’abord, humainement insupportable. Car derrière ceux qui se font traiter à longueur de journée de beaufs, de fachos, de poivrots ; qui se font insulter par la France d’en haut avec son sourire narquois et suffisant ; derrière ceux-là, il y a des hommes et des femmes qui souhaitent vivre dignement, travailler pour leur famille, qui souhaitent préserver leur mode de vie, et sont fiers de leur culture. Car ils n’en manquent pas, de culture. Ces “gens ordinaires” comme les appelle Jean-Claude Michéa, ce sont le cœur battant de la France. Et n’oublions pas que le beauf n’est pas toujours celui qu’on croit. Mais il y a surtout derrière les gilets jaunes des gens lucides, qui ont parfaitement compris l’état du monde et où les politiques menées les entraînent. Des gens mesurés qui ont su accepter – au moins jusqu’à aujourd’hui – les réformes, parfois en grinçant des dents, certes, mais qui ont “joué le jeu” dirait Guilluy. Des gens rationnels qui, contrairement aux journalistes, savent lire entre les lignes des discours politiques, savent décoder la langue de bois et jugent avant tout les actes.
Derrière ce mépris, il y a quelque chose de plus profond et inquiétant. Ce n’est pas le mépris et le sentiment de supériorité que l’on pourrait avoir en échangeant quelques mots avec un parfait abruti, ni lorsque l’on reste une minute devant la première émission de téléréalité venue. Le mépris dont il est question est politique. La France d’en haut témoigne par lui de sa volonté de se couper du peuple, qu’il perçoit comme un boulet (au sens propre), comme un poids, un obstacle. Un poids dont il faut se débarrasser. Ce qui explique la difficulté croissante de la France d’en haut de se sentir solidaire de la France d’en bas, et surtout, de ses velléités de moins en moins cachées et de plus en plus affirmées de se passer de la démocratie. Ce qui se joue est en fait un durcissement et un tournant autoritaire, non seulement des “populismes”, mais aussi et surtout des “élites”.
Alors oui, il faudra compter avec la reductio ad lepenum, repoussoir facile mais qui ne trompe plus personne hors des cercles journalistiques parisiens. Macron pourra nous rejouer les “heures les plus sombres” il pourra se recueillir à Oradour-sur-Glane, se mortifier devant le mémorial de la Shoah, se confondre en lamentations au son du chant des partisans, ce paltoquet pourra s’affubler du costume du Général de Gaulle, et crier au fascisme ; c’est d’ailleurs ce qu’il va faire. La peur est son slogan. Mais le peuple n’a plus peur, depuis belle lurette. Le peuple fait son retour sur la scène politique, il reprend le flambeau du polemos, donc de la politique, face aux thuriféraires du vide.
[4] Après les présidentielles de 2017, seuls 17% des abstentionnistes déclaraient ne pas s’intéresser à la politique.
[5] Nous analysions déjà ainsi l’abstention il y a 1 an et demi après les législatives.
De l’amour en politique
A présent, sortons un peu de l’actualité brûlante. Les gilets jaunes sont la France périphérique, celle que l’on a découverte lors de l’hommage à Johnny l’an dernier. Mêmes commentaires surpris, même étonnement de voir ces gens venus de toute la France, ces « populos » de province. Même mépris aussi. Je pose que les gilets jaunes ont à voir avec cet événement, et qu’il faut les penser ensemble.
Dans la droite ligne de ce que nous disions sur le supposé « désintérêt politique » des français, un autre argument, cette fois plutôt utilisé à gauche, mais toujours pour décrédibiliser ce peuple et le renvoyer à une horde sans conscience politique : celui du « y’a du monde pour Johnny mais pour manifester y’a plus personne ». Cette liesse populaire est insupportable à pas mal de monde, en particulier à la gauche de la gauche (NPA en tête). La populace serait intéressée à des futilités mais trop crétine et égoïste pour se battre. Pire, ces événements serviraient le pouvoir, pour amuser la galerie et faire oublier les luttes sociales et faire passer en douce des mesures scandaleuses. Les gens seraient manipulés, les jouets du pouvoir, des benêts qui tombent dans le premier panneau venu.
C’est oublier que pour créer des mouvements populaires, notamment politiques, encore faut-il qu’il y ait un peuple. Et qu’un peuple se construit par des mouvements de liesse collective, par l’envie d’être ensemble, de partager des émotions, de former un corps qui vibre aux mêmes émois… Un peuple, c’est un million de personnes derrière le cortège funèbre de Victor Hugo. Un peuple, c’est-à-dire l’inverse d’un agrégat, se construit sur l’amour. C’est la grande leçon de Camus : la politique est avant tout une affaire d’amour. La révolte n’est digne que si elle porte une affirmation, une revendication d’amour. Le ressentiment, la bassesse, la jalousie, l’envie et tous ces sentiments si communs à gauche, ne permettent pas d’édifier un monde nouveau. Cela suffit à détruire l’ancien, mais c’est tout. Ne laisser qu’un champ de ruine et de haine n’est pas un projet politique.
Eh bien ces beaufs sont encore capables d’amour. Car ne nous trompons pas, les gilets jaunes, ce sont les mêmes que ceux qui se sont pressés lors de l’hommage national à Johnny Halliday. Ils sont capables de clamer leurs joies et leurs peines. D’ailleurs, les réactions et les insultes sont les mêmes (beaufs, petits-blancs, provinciaux, racistes…). Mais on ne bâtit pas un peuple uniquement sur des revendications, ni sur du négatifs ou de l’opposition systématique. Il faut une positivité, et ce qui est l’occasion de cette positivité est bon.
On a peur de la populace, des manifestations d’émotions collectives car la foule qui se laisse déborder par son émotion se transforme en troupeau. Le troupeau qui lynche le bouc-émissaire, qui sacrifie, qui hurle, qui bave et qui renâcle sa fureur. Le troupeau des fascismes. Or, justement, quand c’est l’amour qui guide le peuple, un idéal positif, le troupeau n’est plus possible. Le troupeau, c’est quand les « passions tristes » dont parle Spinoza sont seules maîtresses des émotions collectives partagées. C’est ce qu’il faut à tout prix éviter.
Tous les discours qui condamnent la moindre expression de joie, de liesse populaire, pour peu qu’elle ne soit pas l’occasion de dénoncer quelque chose ; tous les discours qui ne tolèrent le peuple que quand il est en lutte, et qui considèrent que tout ce qui l’en détourne est à bannir pour toujours ; tous les discours qui ne supportent pas qu’une seule parcelle de l’existence ne soit pas entièrement « dédiée à la cause » ; tous ces discours-là ne sont bons qu’à répandre la haine. Car si tout est politique – ce qui est vrai – il n’en demeure pas moins qu’échapper à l’omniprésence du politique dans nos vies soit une nécessité vitale. Quand le combat politique s’immisce dans tous les interstices de l’existence, même les plus intimes, comme l’amour, la joie, la peine de pleurer un être cher ; quand tout est colonisé par la lutte collective, il n’existe plus d’individus, c’est alors que Big Brother a gagné.
Car la vie c’est aussi ce qui échappe à la lutte, au combat politique. En premier lieu l’amour, l’intimité de l’émotion, fut-elle collective. Orwell dans 1984 nous l’apprend superbement. L’amour est un acte de résistance, l’acte transgressif par excellence. L’amour est une aliénation qui enseigne qu’il y des aliénations qui libèrent. Le lien est à la fois ce qui entrave et ce qui relie. On peut refuser cela au nom du pur individu : c’est le totalitarisme soft du libéralisme. On peut aussi le refuser au nom de la collectivité qui absorbe et digère l’individu : c’est le totalitarisme hard, casqué et botté. Voilà ce que permet de comprendre l’amour comme fondement du politique.
Boussole de l’engagement politique
Le mouvement des gilets jaunes, avec le mépris qu’il suscite et l’hétérogénéité qui le caractérise, nous rappelle que tout engagement politique doit répondre à deux questions fondamentales : pour quoi, et pour qui ?
Pour quoi ? C’est la question des idéaux. La paix ? la justice ? la fraternité ? l’égalité ? Sont-ce là les moteurs de mon engagement ? Perdre de vue les motivations premières de la lutte équivaut à la pervertir. Car à la première occasion, n’en doutons point, si l’on ne se rappelle pas très exactement de ce qui nous motive, le réel nous rattrapera, avec ses compromissions et ses trahisons. On en viendra à tuer pour défendre la vie, à mentir en exaltant la vérité, à trahir en louant la loyauté ; on deviendra le tyran que l’on s’était promis de défaire.
Pour qui ? C’est la question de l’incarnation. Qui suis-je censé défendre ? Les petites gens ? le peuple ? les opprimés ? les « sans dents » ? « ceux qui ne sont rien » ? Mais si je veux les défendre, il me faut les accepter tels qu’ils sont, donc apprendre à les connaître, et, qui sait, à les aimer. Les opprimés sont rarement des anges ou des saints enchaînés. Mais des hommes et des femmes, incarnés, avec leurs qualités et surtout leurs défauts. Il faut accepter que défendre le prolétariat, c’est aussi se battre pour le poivrot, c’est s’engager pour le militant du Front National, c’est lutter pour le beauf qui regarde Hanouna, c’est se démener pour le fan de tuning qui porte une nuque longue et écoute Rire et Chanson. C’est ça le peuple, on ne peut choisir entre les bons et les mauvais opprimés sous prétexte que ceux-ci ne seraient pas politiquement corrects. Ce qui ne signifie pas que tout soit pour autant acceptable.
Ces deux questions forment la dialectique de tout engagement politique digne de ce nom. Il faut sans cesse aller de l’une à l’autre, pour qu’elles se complètent et se tempèrent mutuellement. En oublier une au passage, c’est risquer l’extrémisme.
Oublier le pour quoi ? c’est tomber dans la démagogie dans ce qu’elle a de plus ressentimenteux et d’ingrat. C’est n’écouter que le peuple, même quand il est populace, et faire fi des idéaux. C’est prendre le risque de souscrire à toutes les revendications dès lors qu’elles émanent du peuple.
Oublier le pour qui ? c’est tomber dans la froideur de l’idée qui tranche des têtes. C’est ne voir que l’idéal au mépris du réel qui lui donne tort, c’est croire que l’on peut faire le bonheur des gens malgré eux, c’est considérer que les hommes doivent être sacrifiés sur l’autel de l’idéal.
Bien malin qui pourra dire comment tout cela finira. En tous cas, le mouvement des gilets jaunes et déjà riche d’enseignements. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est qu’un coup de semonce. Si rien n’est fait pour écouter cette France et agir en conséquence, d’autres secousses sont à prévoir, et peut-être très violentes. La question n’est pas de savoir si cela arrivera, ni quand, car cela arrivera si rien n’est fait. Tout l’enjeu est de savoir comment : par la démocratie, le débat, les joutes politiques ; ou par la violence, le fracas, les piques et les guillotines. Notre seule préoccupation devrait être de renouer avec le politique, et renouer avec le peuple. Il y a urgence.
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