L’enseignement de l’ignorance – Jean-Claude Michéa


L’enseignement de l’ignorance

Et ses conditions modernes

Jean-Claude Michéa

Editions Climats, 1999


Jean-Claude Michéa est professeur de philosophie au lycée, la question de l’éducation et de la transmission est forcément une préoccupation pour lui. L’enseignement de l’ignorance, paru en 1999 et réédité en 2006 interroge l’évolution de l’école républicaine, spécificité française héritée de la pensée des Lumières. Comment l’école a-t-telle pu devenir, en quelques décennies, cette entreprise de formatage de masse des jeunes esprits ? Comment est-elle passée de la belle promesse de l’émancipation par le savoir à la tyrannie du conformisme ? Sous l’effet de quels sortilèges s’est-elle changée en un temple de l’idéologie libérale ?

Le constat est lucide, et courageux. Dès 1999, alors que les discours officiels étaient saturés de mensonges, d’illusions, d’aveuglements volontaires – affirmer que le niveau des élèves est en chute libre était un crime, dire que lutte contre les inégalités à l’école n’a fait que renforcer ces inégalités était pire qu’un blasphème – ; Jean-Claude Michéa pointe la catastrophe éducative en cours à l’époque et qui n’a fait que s’aggraver depuis. Progression de l’illettrisme, fragilité de la maîtrise de la langue, savoirs fondamentaux réduits à la portion congrue, fabrique à vaste échelle du crétinisme, assignation à résidence sociale etc. Tout cela, nous dit Michéa, n’est pas un accident de parcours. « Ce constat […] risquerait cependant de demeurer sans conséquences […] si nous ne parvenions pas, en même temps, à saisir la nature de cette société moderne, c’est-à-dire à comprendre quelle logique préside à son mouvement. C’est alors seulement qu’il sera possible de mesurer à quel point les présents progrès de l’ignorance, loin d’être l’effet d’un dysfonctionnement regrettable de notre société, sont devenus au contraire une condition nécessaire de sa propre expansion. »

La thèse du livre est donc simple : l’école est devenue l’instrument du libéralisme. Or, celui-ci n’as nul besoin de gens éduqués, à l’esprit critique aiguisé par la fréquentation des grands textes, d’individus capables de nuances et de distinctions fines aux désirs et aux plaisirs exigeants ; mais au contraire d’individus bornés au champ étroit de leurs compétences, incultes dont facilement manipulables, n’ayant d’autre besoin que la dernière émission de téléréalité. En somme, le système libéral ne peut fonctionner sans l’enseignement de l’ignorance, dispensé, de plus en plus, à l’école. L’enseignement de l’ignorance donne à voir, par de multiples exemples, le cynisme dont font montre les « élites » du monde libéral, et notamment celles du l’Union Européenne, qui est l’instrument privilégié de la destruction de l’école. Cynisme de ceux qui expriment clairement leur désir d’abrutir les masses pour en faire des consommateurs malléables. Ici, Michéa fait une grande part au concept de tittytainment, inventé par un conseiller de Jimmy Carter : « cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète. »

Michéa montre bien comment l’école était en soi un temple de résistance – au moins partiel – à l’extension indéfinie du libéralisme, ne fut-ce que parce qu’elle privilégiait l’accumulation de savoirs à celle d’argent. Sans idéaliser l’école républicaine – autoritaire, verticale, aux ordres du pouvoir – il nous dit aussi qu’elle était une sorte de contrepoids qui « se souciait réellement – et sans doute avec beaucoup de sincérité – de transmettre un certain nombre de savoirs, de vertus et d’aptitudes qui étaient en eux-mêmes parfaitement indépendants de l’ordre capitaliste. On aurait le plus grand mal, par exemple, à déduire la décision d’enseigner le latin, le grec, la littérature ou la philosophie, des contraintes particulières de l’accumulation du Capital. » Peut-être cette remarque éclaire-t-elle les récentes opérations d’une Ministre de l’Education Nationale de sinistre mémoire pour s’en prendre à l’enseignement du latin et du grec… Mais aussi celles de ces prédécesseurs… Michéa insiste sur les tensions permanentes dans la société – et c’était d’autant plus vrai au XIXème – entre d’une part le pôle libéral, fort, à l’avancée patiente mais inexorable ; et d’autre part le pôle de ce qu’il nomme, d’après Orwell, la common decency, fragile, attaqué de toutes parts, presque à terre mais encore vivant. L’enseignement de l’ignorance, en partant de l’école, remonte jusqu’à ce nœud de tensions, et montre en quoi ce nœud – que Michéa appelle un « compromis historique » – est l’une des conditions nécessaires à l’existence même d’une « société ».

L’analyse de la destruction de l’école, au profit du système libéral, passe par le retour aux fondements anthropologiques du libéralisme, qui est loin d’être un simple ensemble de vues économiques sur la circulation des biens et la production de la monnaie ni de se réduire à de fumeuses ratiocinations sur l’inflation ou les taux de change. Il repose sur une vision de l’être humain, une anthropologie. Pour lui, l’homme n’est mû que par la recherche de son « intérêt bien compris » ; en lieu et place de l’anthropologie du don développée par Marcel Mauss. Michéa revient dans ce petit livre sur ces distinctions, ce qui nous permet en retour de comprendre ce qui se joue en profondeur notamment à l’école. Une critique consistante comme celle de Jean-Claude Michéa doit sans cesse faire des allers-retours entre la réalité immédiate des décisions politiques et des transformations effectives du monde et les soubassements idéologiques, philosophies et anthropologiques de ces décisions et transformations. Ce qui explique cette oscillation entre plusieurs niveaux d’analyse.

Au fil des pages de L’enseignement de l’ignorance, Jean-Claude Michéa dresse un portrait assez terrible de la nasse qui enserre aujourd’hui l’école dite républicaine. Les cordes acérées de cette nasse sont celles de la sociologie bourdieusienne et son désir d’éradiquer les moindres restes de cultures et d’éducation signes d’un inacceptable « capital culturel » ; celles des dirigeants cyniques, en particulier de gauche ; des effets de Mai 68 ; de déploiement du marché ; des médias de masse ; du « progressisme » au nom duquel avancer est la valeur suprême, même au bord de l’abîme etc.

Un petit livre très dense, mais aussi très accessible sur le devenir de l’école, qui, avec près de 20 ans de recul, prend une tout autre ampleur. Les diagnostics qu’il pose ne furent que confirmés, pour le plus grand malheur de l’école et des enfants. Un livre qu’il serait urgent de réécrire à la lumière de ces deux décennies de ravage et d’acharnement contre l’école…

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