Écrits intimes
Quatre esquisses biographiques
Clément Rosset
Editions de Minuit, 2019
Clément Rosset, dont je ne puis évoquer qu’avec émotion la disparition l’année dernière, avait demandé à son ami et traducteur Santiago Espinosa que parût, après sa mort, un texte qu’il qualifiait lui-même de « biographique ». Il s’agit d’Écrits intimes, dont, pourtant, le caractère intime ou biographique n’est que très secondaire. Les 4 textes, de petites nouvelles drolatiques et parfaitement plaisantes, « ne dévoilent, paradoxalement, aucune intimité ni ne fournissent un repère biographique quelconque au sens propre de ces termes » ainsi que le reconnaît Santiago Espinosa en introduction. Entrons donc dans cette étrange biographie, sorte d’éclat de rire posthume, testament littéraire par lequel Clément Rosset lègue à ses lecteurs sa fantaisie, ses manies et ses lubies, et par-dessus tout son humour.
Mais avant, un bref aparté. Clément Rosset était fin mélomane. Il aimait la musique classique, et particulièrement les compositeurs classiques. Lui-même jouait du piano. Le piano est bien l’instrument qui rappelle le plus son écriture : un son franc, facile à produire, direct mais nécessitant un toucher délicat, la possibilité des harmonies les plus diverses, un instrument de musicien solitaire mais une large palette expressive, la mise en jeu du corps comme prolongation de l’instrument. Mais paradoxalement, la musique classique – Mozart, Beethoven, Haydn – ne convient pas au style littéraire de Clément Rosset. Trop académique, trop formelle. Non, privilégiez la musique du XXème siècle. Ecoutez les compositeurs français : le Ravel de Gaspard de la nuit, le Debussy des Arabesques, le Satie des Gymnopédies ou pourquoi pas le Poulenc des Trois mouvements perpétuels ; les musiciens français ont une évidente proximité avec l’œuvre de Clément Rosset – surtout dans leurs compositions pour piano – : un rien de primesautier, un art du contre-pied, une touche de méditation. Ecoutez aussi le Stravinsky de Petrouchka, mais préférez la réduction pour piano. Vous éviterez Rachmaninov, Moussorgski, ou des français plus tardifs comme Messiaen ou encore Boulez, quoi que Dutilleux puisse faire l’affaire à condition de choisir la bonne œuvre. Pourquoi, vous demandez-vous, cette digression inopinée, cet impromptu, disent les musiciens ? Je ne sais pas, disons qu’il y a une indéniable dimension musicale chez Rosset, et qu’une musique adéquate ne fera qu’accroître le plaisir de la lecture des Écrits intimes.
« Quatre esquisses biographiques », donc. Esquisse est ici à prendre au sens propre du terme. Ces textes sont, s’il s’agit de dévoiler une part de soi-même, tout au plus un « crayonné » comme disent les artistes, pas même une ébauche, disons un aperçu lointain et fugaces d’ombres et de silhouettes tracées d’un coup de mine rapide et peu appuyé. Peut-être était-ce la façon qu’a trouvé Rosset pour nous faire comprendre que l’intime n’a pas besoin d’une longue introspection, ni de descendre dans les pensées glauques et sordides, ni d’explorer les méandres de l’inconscient pour se manifester. Il y a sans doute plus d’intimité dans ces textes que dans un fort volume biographique.
Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas, « La mouche », « La réussite », « Journal de bord » et « Le malaise » sont d’authentiques textes littéraires, en témoigne la qualité d’écriture. Quatre nouvelles, quatre récits de fiction, qui prennent pour point d’appui, ou plutôt pour rampe de lancement, un détail de la vie ou du caractère de Clément Rosset : ses manies, ses obsessions, la paranoïa de son frère etc. A partir desquels détails, Rosset invente de petits récits qui racontent des épisodes de vies imaginaires où le loufoque le dispute à la névrose. Des caricatures pleines d’humour en somme. Le cinquième texte, « Voir Minorque », est, par contre, véritablement autobiographique, puisqu’il narre la visite tumultueuse et humide que le jeune Rosset avait faite de l’île de Minorque. Écrits intimes, ce sont 5 textes à la première personne qui brouillent les pistes, car Clément Rosset lui-même n’est finalement nulle part.
On pourrait bien sûr, averti du fait que Clément Rosset était un philosophe – un grand philosophe selon moi –, rétro-projeter sur chaque texte la texture philosophique de ses écrits antérieurs. On pourrait proposer une lecture philosophique de ces quatre badineries. Par exemple, relever l’évidente référence cartésienne : « Il me servira aussi de guide, persuadé que le travail et la méthode sont les deux seuls moyens qui permettent de progresser, je serai heureux d’y trouver l’occasion d’examiner l’ampleur du chemin parcouru et de me réformer en cas de besoin. » On pourrait noter le clin d’œil au Petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry : « un travail sérieux, c’est-à-dire quelque chose qui se mesure, qui s’évalue, qui se note ». On pourrait, à propos du « malaise » que décrit la quatrième nouvelle, mentionner la proximité entre l’expérience du malaise et celle de la nausée chez Sartre, comme surcroît de lucidité et confrontation à l’absurde. On pourrait encore forcer le trait philosophique, et tâcher de montrer en quoi chaque récit confronte le narrateur à un rapport particulier, contraignant et subit, au réel, ou à son surgissement : que ce soit sous les traits velus et noirs d’une grosse mouche, de la malchance au jeu de carte, de la malveillance obsédante d’un frère ou encore d’un malaise existentiel. Autrement dit, le réel qui se manifeste par : un être vivant, le hasard sur lequel on n’a pas de prise, autrui et enfin soi-même. Dans tous les cas, on peut essayer de fuir le réel, d’interposer entre soi et lui un double qui vise à l’atténuer, donner l’illusion qu’on le maîtrise, ou encore le faire disparaître. C’est la fonction de la mauvaise foi, de la folie, de la dénégation, de la méticulosité extrême, facultés amplement mises à contribution par les quatre narrateurs successifs. On peut donc faire d’Ecrits intimes une sorte de mise en situation de la philosophie rossetienne. Mais ce serait, justement, forcer le trait et ne pas tenir compte de ce que sont ces petits récits : des fictions, des délassements de l’esprit, qui valent sans nul doute en tant que tels.
Écrits intimes, dernier ouvrage qu’a voulu Clément Rosset, dernière joie qu’il livre à ses lecteurs attristés. L’humour et l’absurde qui couronnent en quelque sorte une longue carrière ; le plaisir du sourire et du rire qui achèvent une œuvre. La littérature comme sommet de la philosophie. Ecrits intimes, c’est finalement tout Clément Rosset.
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