Asphyxie – Harold Bernat


Asphyxie

Manuel de désenfumage pour notre temps

Harold Bernat

Editions L’escargot, 2020


Les médias, les commentateurs, les analystes, les intellectuels, les responsables politiques… tout ce petit monde de professionnels du bavardage accompagne le mouvement général de destruction de la pensée. Plus largement, toute parole publique semble participer du sabordage de l’intelligence, du discrédit de tout discours et de l’effondrement des capacités de discernement. C’est en fait l’exigence critique qui est en passe d’être réduite à néant. Cette tendance générale est d’autant plus perverse qu’elle se fait au nom de ce qui se présente comme une débauche de philosophie, de pensée, d’analyse, d’expertise. Les discours saturent l’air, ils envahissent tout, consomment notre oxygène intellectuel, produisant une véritable Asphyxie. Comme le dit Harold Bernat, philosophe, en préambule, « le fond de l’air est vicié »(p.13). Ce Manuel de désenfumage pour notre temps propose non seulement d’analyser cette fumée toxique, mais également de nous redonner un certain nombre d’armes critiques pour nous donner les moyens de recréer notre propre air.

Combien de fois vous êtes-vous surpris en train d’écouter, hagard, une « chaîne d’info en continue », absorbé, vidé intellectuellement, par tant de bêtise ? Combien de fois avez-vous entendu une « porte-parole du gouvernement » débiter des phrases ineptes, suintant la stupidité, enfiler des mots comme des corps morts fauchés par la mitraille tombent au champ de bataille, en vous disant que tant que crétinerie est proprement stupéfiante, que cette femme en pyjama – mais elle n’est qu’un symptôme paradigmatique de quelque chose qui la dépasse – est non seulement parfaitement idiote, mais qu’il y a derrière ses discours une réalité autrement plus sombre, comme une stratégie mortelle contre laquelle il faut lutter jusqu’à l’étouffement. Cette stratégie, Bernat lui a trouvé un nom : l’asphyxie. « Une malversation des signes inédite, des façons de trafiquer le langage, une nouvelle forme d’insignifiance et de vacuité qui nous entoure et qui vient de partout saturer notre esprit. »(p.13) Asphyxie donne des exemples de malversations, chapitre après chapitre, et, pour chacun, propose un « désenfumage ». La malversation en question est une forme de détournement, parfois un acte de vampirisme. Détourner des mots – ne parlons même pas de concepts – pour leur faire dire l’exact inverse de leur sens, mais aussi les vampiriser en aspirant tout le sens qu’il renferme pour les transformer en purs signes vides, des « signes sans signifiés »(p.143).

Une fine compréhension des mécanismes de l’asphyxie généralisée par des signes détournés ou vides, des signes dégueulant partout et tout le temps, cette compréhension fine est nécessaire pour distinguer les enjeux sous-jacents. Il n’en va pas que d’un souci de lexicologue ou de philosophe barbotant dans les concepts. En réalité, « la vacuité est aussi un mode d’exploitation des hommes »(p.14). On ne peut prétendre lutter contre l’asservissement des individus et des peuples – mais, d’ailleurs, qui veut encore lutter ? – sans faire ce travail critique, un travail exigeant, constant et acharné pour dépouiller les stratégies d’enfumage. Ces stratégies ont pour effet de réduire à néant toute critique, car la critique introduit forcément du dissensus, de l’opposition, de la séparation, de la désunion. Or, le mot d’ordre général n’est-il pas au contraire celui de l’union contre tous les séparatismes et les extrémismes ? La grande injonction n’est-elle pas au « vivre-ensemble » sans valeur saillante, sans conflit, une union sacrée dans la consommation, l’individualisme mou, le consensus de la démocratie contre les radicalités ? Tout effort critique, c’est-à-dire, en définitive, toute pensée véritable, sera à terme criminalisée, puis tout simplement rendue impossible par les stratégies d’asphyxie. Il s’agit en effet de créer les conditions de l’absence de pensée : par la désinstruction, par le travail de sape médiatique, par la création d’un « espace public » dépolitisé.

Quelles sont ces stratégies ? Bernat en décortique certaines, avec l’acuité d’un moraliste français à la Chamfort, à la Cioran ou à la Nietzsche – ces deux derniers étant aussi, à leur manière, des moralistes français. L’art de la flèche, de la saillie ciselée distillant son venin d’ironie à la manière d’un dard. Tout d’abord, la stratégie du débat présenté comme l’alpha et l’oméga de la démocratie. La démocratie, c’est le débat, dit-on. Et être contre le débat, c’est être contre la démocratie, ajoute-t-on. Or, la généralisation du débat, du plus microscopique au plus large, provoque notre asphyxie. « Par un étrange tour de force, la démocratie n’est plus pouvoir du peuple […] mais échanges, discussions, talk-show. »(p.21-22) Débattre, faire débattre, c’est avant tout empêcher d’agir, détourner l’attention. En effet, « le débat […] n’est pas une délibération (bouleusis) qui conduira à une prise de décision effective, mais une animation, une participation citoyenne dans le jargon du spectacle »(p.22). Causez braves gens, Macron se charge du reste. A ce titre, le Grand Débat National fut un exemple achevé de détournement : utiliser les armes de la démocratie (le discours, l’échange) contre elle-même. Le débat est une forme de stérilisation. Et c’est là que le piège se referme : comment peut-on refuser de débattre ? N’est-ce pas le comble de l’anti-démocratie ?

Mais il y a un autre piège autrement plus retors : le débat, au sens médiatique, « n’aura eu d’autre fonction que d’empêcher la critique politique en se réappropriant les mots de la révolte, en les neutralisant dans une circularité vide »(p.34). Voyez comme Macron et les siens utilisent les mots de la critique, comment, dans les discours, ils fustigent le néolibéralisme fou, comment ils en appellent à l’Etat social et aux services publics « quoi qu’il en coûte », comment ils s’épanchent sur l’hôpital, l’école… alors qu’ils en organisent la destruction totale. Mais l’asphyxie ne s’arrête pas là ; après avoir vidé les mots de la révolte, ils en viennent à vider les mots en général. Le langage n’est alors plus qu’un ensemble de signaux destinés à provoquer une réaction machinale, irréfléchie, pulsionnelle. Il en résulte la sacralisation non de la pensée, de la raison, mais au contraire de l’émotion pure. Nous plongeons ainsi dans « une époque qui, en érigeant l’affect en juge de paix, nous condamne à liker »(p.81). Or, liker, c’est l’inverse de penser.

La pensée, comme le montre Bernat, est inséparable du jugement. Mais juger, c’est juger selon des critères, qui eux-mêmes permettent de distinguer, de différencier, de séparer, puis de « trancher » – Bernat utilise le mot à de nombreuses reprises. Mais ce sont justement toutes ces capacités qui sont attaquées de plein fouet par la bouillie, menacées d’asphyxie. « Mais juger ne suffit pas. Encore faut-il prendre le risque de porter le jugement dans la cité quitte à briser le en même temps, de trancher le complexe, d’éclater le mesuré. »(p.105) Destruction du langage, destruction de l’espace public conçu comme espace discursif d’affrontement des critères de jugement produits par la raison, destruction du politique. La boucle est bouclée.

Asphyxie dresse le portrait cruel – mais la cruauté est plus que jamais de mise – d’un espace public qui détruit la possibilité de toute forme de chose publique – res publica. L’exigence républicaine apparaît alors comme la seule façon de lutter. En ce sens, la République est chargée d’une portée critique immense – à l’inverse de ce que l’on s’évertue de faire croire.

Asphyxie, c’est aussi un style, rapide, incisif comme une morsure. Un style qui porte en lui une forme d’urgence et de violence – mais la violence est aussi nécessaire au politique. “La critique est […] une disposition fondamentale de l’esprit à restaurer. Il est évident que cette restauration sera symboliquement violente.”(p.56) Voilà une phrase qui dit tout de l’asphyxie qui nous menace, et que, d’une certaine manière, le livre entier déplie. Car les enjeux sont ceux-là : l’esprit, le symbolique, la violence – qui, ensemble, forment le fond du politique.


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