Peuple
Déborah Cohen
Editions Anamosa, 2019
Qu’est-ce que peuple ? Qui est peuple ? Existe-t-il seulement ? Un mot que tout le monde a à la bouche, mâchonne, rumine, que l’on régurgite et laisse comme désagréable sensation au fond de la gorge. Car on est bien en peine dès qu’il s’agit de le définir, ou du moins d’en circonvenir le sens. Peuple est une place forte qui ne se laisse pas assiéger comme ça… La jeune collection « Le mot est faible » des éditions Anamosa propose d’éclairer en quelques pages un concept si ancré dans le paysage verbal qu’il en devient évanescent et perd tout son sens. Déborah Cohen, maîtresse de conférence en histoire, revient donc sur le mot « peuple », en un bref essai incisif et rapide d’une soixantaine de pages.
Il est classique de distinguer au moins deux sortes de peuples : l’ethnos, fantasme d’une homogénéité d’origine et d’une ascendance commune sous-tendant une vision identitaire du peuple ; le demos, le peuple politique, « celui qui, par la seule magie du performatif transforme une multitude en une institution politique délimitée nationalement »(p.10) et qui fonde la souveraineté démocratique. Seulement voilà, un troisième peuple s’est invité à la fête, le « peuple social », celui des populistes, le « petit peuple » pourrait-on dire. Déjà qu’entre enthnos et demos, les choses n’étaient pas toujours simples… Quand on emploie le mot peuple, duquel parle-t-on au juste ? A à supposer ces trois notions définies, ce qui est loin d’être le cas, toutes les hybridations sont possibles, rendant finalement le peuple aussi insaisissable qu’une ombre. Pourtant, le peuple est de retour dans les discours politiques et médiatiques, pour le rejeter, l’adorer, s’en méfier ou l’exalter : il est revenu nous hanter. La question sera donc, pour Déborah Cohen, se savoir « si « peuple » peut être une arme de la critique »(p.16). Les Gilets-Jaunes ont marqué le retour du peuple en politique, Déborah Cohen en fait grand cas. Il faut penser le peuple car, d’une manière ou d’une autre, il existe au moins comme fantasme ou cri de ralliement.
Le XIXème siècle avait, aux côtés du peuple, le prolétariat des marxistes, et avant, le Tiers-Etat opposé aux nobles et aux clercs. Quoi qu’il en fut, on le pensait par opposition, qui à la noblese, qui à la bourgeoisie, qui, comme c’est le cas aujourd’hui, aux élites. Le peuple est le plus souvent pensé comme un négatif au sens photographique. Le problème ? « Peuple ne correspond à aucun groupe social donné a priori »(p.20). Et ce peuple négatif a besoin d’un ennemi vivace pour se définir : il disparaît sinon, ce qui le place dans une ambivalence criante : il veut détruire ce qui le fait exister. Peuple serait donc l’intersection de tous les groupes qui ont un ennemi commun désigné tel, ce serait un « opérateur symbolique d’unification »(p.24) Unification le plus souvent autour d’une figure charismatique, ou, peut-être de façon plus intéressante, autour d’une idée, d’un idéal, d’une lutte.
« Le problème, à ce stade, nous dit D. Cohen, a déjà changé d’allure. Il ne consiste plus à se demander ce que c’est que le peuple, mais pourquoi nous avons tant besoin de ce mot « peuple ». »(p.33) A partir de là, Déborah Cohen situe le peuple dans une théorie de l’action ou du travail. Avant le XIXème, le peuple, ce sont les laborieux, ceux qui s’usent au travail physique, « il est d’abord puissance active »(p.35), il bouge, il remue, et parfois, il s’agite. Mais les choses vont changer : le peuple va se mettre à parler. Il va avoir une voix pour s’adresser… à ces représentants. Donner la parole au peuple pour contenir sa voix, faire mine de l’écouter… Cette transformation du peuple actif en peuple verbeux est contemporaine de l’émergence de la démocratie représentative. Les considérations sur ce changement dans la manière de percevoir le peuple sont particulièrement intéressantes.
Par la suite, D. Cohen va nous proposer une autre façon de parler du peuple. D’abord en insistant sur le corps concret et réel des gens du peuple. Un corps usé, fatigué, molesté, tué… Peuple serait tout ceux qui éprouvent la même peine, qui pleurent les mêmes morts, « nos » morts. Construire un « nous » hétérogène sur les souffrances qui nous affectent en somme. Le corps mutilé et détruit, mais aussi le corps qui agit, qui fait. « Peuple est l’ensemble constitué de celles et ceux qui agissent pour que l’avenir ne soit pas juste l’accentuation de l’aujourd’hui »(p.61). Une façon de renouer avec le peuple politique, car « défaire la fatalité apparente de l’absence d’alternative »(p.57), voilà très exactement la définition du politique. L’auteure lance cette définition abrupte : « peuple est l’ensemble des activistes »(p.61). Tous ceux qui agissent là où ils sont pour défaire ce monde et faire un monde meilleur, tous ceux-là sont, le temps que dure l’action, le peuple. Toutes ces actions sont bien sûr disparates, orientées dans des sens divers, hétérogènes, intermittentes, occasionnelles… Peuple sera donc lui aussi disparate, dépourvu d’un sens unique, hétérogène, intermittent, occasionnel… La référence géographique ou nationale est complètement effacée, de même que toute possibilité de permanence du peuple.
C’est donc là qu’apparaît la limite de cette proposition. Le peuple, finalement, pour Déborah Cohen n’existe pas. Il est un mot creux qui ne renvoie à rien, un concept politique voire ultrapolitique qui ne désigne plus qu’une attitude. Peuple, si l’on suit D. Cohen, n’est qu’une posture. Ceux qui agissent ne bâtissent pas le même monde : un activiste d’extrême droite se bat contre le monde tel qu’il est au nom d’un monde meilleur épuré éthniquement et ultra-hiérarchisé, qu’a-t-il de commun avec un altermondialiste ou un activiste écologiste ou féministe ? Peuple que tous ces gens ? D. Cohen prévient que « les actions de peuple […] n’entrent pas en concurrence les unes avec les autres » et qu’il « s’agit de travailler à se mettre d’accord sur un principe, le fondement et le commencement d’une société renouvelée. »(p.68) Or, c’est justement là que ça coince… A moins que D. Cohen ne considère que le peuple n’inclue que ceux qui agissent au nom d’idéaux de gauche, ce qui n’est pas impossible à la lecture du livre. Quoi qu’il en soit, cette définition n’abolit visiblement pas les conceptions « agonistiques » du peuple – agonistique, terme de Chantal Mouffe, théoricienne du « populisme de gauche », qui désigne le fait que c’est l’opposition, le conflit entre le peuple et disons les « élites » qui permette de donner corps au peuple. Le problème, en refusant de parler de peuple, puisque c’est à la disparition de ce mot qu’aboutit Déborah Cohen, c’est que l’on se prive du même coup de la possibilité de comprendre une réalité essentielle du monde. Si peuple n’est que l’autre nom de l’activisme indépendamment de toute référence spatiale et temporelle, en dépit de son hétérogénéité, alors il n’y a qu’un peuple mondial diffracté aux quatre coins du globe. Comment comprendre dès lors les particularités locales, les incarnations enracinées, les aspirations différentes des peuples ? L’intérêt du concept de peuple forgé par Déborah Cohen me semble presque inexistant : il n’offre aucun surcroît d’intelligibilité, au contraire.
Enfin, un petit mot sur la forme. Style bref, sec, nerveux, très agréable à lire, et qui colle parfaitement au format très court du livre. Je tiens à prevenir le lecteur : l’auteure utilise l’écriture inclusive, ce gadget inutile et encombrant – à force, l’œil glisse sans trop de difficulté en occultant l’artifice graphique, ce qui réduit à néant l’effort de visibilité du féminin. Quant à l’objet livre, je dois saluer le travail éditorial, un bel objet que voilà !
Peuple est un petit essai vif fort intéressant pour qui souhaite réfléchir au concept de peuple. Bien sûr, une question aussi vaste n’est qu’effleurée en si peu de pages, mais c’est aussi l’intérêt d’un tel format. L’orientation politique de l’auteure transparaît souvent, mais une réflexion située politiquement n’en est, quand elle est bien menée, et c’est le cas, que plus enrichissante. Bonne lecture !
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