Les origines de la pensée grecque

Jean-Pierre Vernant

PUF, 1962

Eternelle antiquité, éternelle Grèce… Comprendre cette civilisation qu’on dit à tort disparue, c’est donc se comprendre et comprendre le monde. Jean-Pierre Vernant, historien spécialiste de Grèce antique et grand héros de la Résistance, livre, dans Les origines de la pensée grecque, un travail qui fait le point, « de façon à la fois synthétique et personnelle, sur une grande question, un problème controversé, sans recours à un vaste appareil de notes, ni étalage d’érudition ». Cette question donne son titre à l’ouvrage : quelles sont les origines de la pensée grecque ? Un travail accessible à tous, en somme. Le pari est superbement réussi.

La Grèce semble marquer une rupture dans l’Histoire humaine, que ce soit sur le plan philosophique, politique, et même scientifique. Une rupture d’autant plus difficile à saisir que sa fécondité n’a toujours pas fini de produire ses fruits plus de 2500 ans après. C’est une ouverture vers un horizon historique infini, un point de départ perpétuel, comme une origine qui n’en finit pas de s’actualiser. Jean-Pierre Vernant entend faire œuvre généalogique, le projet est clair : « j’ai tenté, explique-t-il, de retracer les grandes lignes d’une évolution qui, de la royauté mycénienne à la cité démocratique a marqué le déclin du mythe et l’avènement des savoirs rationnels. »(p.2) Car la pensée grecque est bien liée à une certaine rationalité émergente qui détrône peu à peu la pensée mythique. Le décors est planté dès l’abord. Le royaume mycénien, qui s’étendait principalement en Grèce continentale et connut son apogée aux XVème et XIIIème siècles avant l’ère commune, est, nous apprend Vernant, socialement structuré autour du palais royal, la vie s’organise autour de ce lieu de pouvoir temporel et spirituel. Le roi, ou anax, est autant un chef militaire qu’économique ou encore religieux, son pouvoir s’appuie sur un réseau d’aristocrates dévoués et puissants. Le Palais est véritablement le cœur du royaume. Mais cet édifice palatial si finement ordonné ne résiste pas à l’invasion dorienne au XIIème siècle (invasion dont le rôle est aujourd’hui minimisé par les études récentes). L’empire mycénien s’écroule, avec lui, l’écriture disparaît en Grèce pendant plusieurs siècles ; sur ses ruines, les cités grecques vont peu à peu faire émerger une civilisation inédite, qui verra l’apparition de la philosophie et de la politique, sous-tendues toutes deux par le logos, la raison, et le déclin progressif de la pensée religieuse.

La chute de Mycènes isole la Grèce qui connaît alors une véritable régression. Suite à cela, les communautés villageoises d’un côté et l’aristocratie guerrière de l’autre « vont s’affronter parfois avec violence, la recherche d’un équilibre, d’un accord, fera naître dans une période de trouble, une réflexion morale et des spéculations politiques qui vont définir une première forme de « sagesse » humaine. »(47) Vernant montre comment peu à peu le pouvoir politique va tendre à expulser le religieux de la figure du basileus, ce prêtre-roi hérité des civilisations antérieures. L’une des idées fortes que l’on peut dégager de Les origines de la pensée grecque est que le mouvement d’émergence de la cité grecque se superpose à l’émergence de la politique en tant que telle, elle-même adossée à la théorisation d’une certaine raison et d’un certain logos, et enfin que ce mouvement entraîne avec lui l’apparition d’une façon radicalement neuve de questionner et de penser le monde : la philosophie. On pourrait y voir une confirmation des thèses de Cornélius Castoriadis pour qui la philosophie et la démocratie sont l’avers et le revers de la même pièce.

Ce petit livre est précieux pour aborder les spécificités de la polis grecque, qui d’une certaine manière invente la notion de « chose publique ». Vernant écrit que « dès qu’elle se centre sur la place publique, la ville est déjà, au plein sens du terme,  une polis »(55). Ces façons inédites de considérer la ville et les hommes dans la ville ne font pas que bouleverser l’ordre administratif ou urbain. C’est en fait l’Homme qui change au plus profond en devenant un citoyen. La polis est rendue possible par de nombreuses techniques et artifices, au premier rang desquels la parole. « Ce qu’implique le système de la polis, c’est d’abord une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments du pouvoir »(56). Parole orale mais aussi écrite, puisque c’est l’écriture qui permet la « publication » de la loi, c’est-à-dire sa mise dans l’espace public, appropriable par tous les citoyens. Après la constitution de l’espace public et l’importance du logos, Vernant insiste sur la notion d’égalité (isotès) qui est à la base de la polis grecque et que l’on retrouve insérée comme un élément charnière dans les systèmes philosophiques naissants. Pythagore, Platon, Aristote ou tant d’autres tiennent un discours sur l’égalité, même s’il ne s’agit pas toujours de la même chose. Platon l’aristocrate pense une égalité comme « juste place » au sein d’une hiérarchie, alors que pour Aristote, il s’agit d’une véritable égalité de tous les citoyens, une isonomia.

Vernant, dans Les origines de la pensée grecque embrasse large, il brasse les siècles pour nous faire toucher du doigt le long processus à l’œuvre au cours du premier millénaire avant notre ère. De nombreuses figures traversent son ouvrage. Il nous parle de Solon, le fondateur de cité, qui en même temps théorise l’égalité ; il nous fait rencontrer Clisthène qui invente des institutions démocratiques ; il nous transporte en Ionie, à Milet, où l’on retrouve Thalès, Anaximandre ou Anaximène, des géomètres astronomes, qui pensent le cosmos physique et humain more geometrico aurait dit Spinoza, c’est-à-dire que l’espace de l’Univers colonise l’espace social et que nature et société ne font qu’un. La notion « d’ordre » apparaît centrale, qu’elle prenne la forme du cosmos ou de l’harmonie humaine, sans cesse mise en péril par ces odieux dangers qui le guettent que sont la démesure (hybris) de la richesse ou la pauvreté excessive qui, chacune, nous fait basculer dans « l’illimitation du désir », la volonté d’un « toujours plus » que l’on ne peut satisfaire, la pleonexia. Face à cela monte l’idéal de la sôphrosunè, « fait de tempérance, de proportion, de juste mesure, de juste milieu »(93). Les grands concepts politiques et éthiques de la philosophie grecque s’agencent et prennent ainsi place dans une vaste construction politique et sociale.

Ces considérations ne donnent qu’un rapide aperçu de la richesse de ce beau livre qu’est Les origines de la pensée grecque, qui est une véritable immersion, en 130 pages, dans l’histoire antique. Une danse au cœur de la pensée grecque en train de se faire, où l’on virevolte de faits historiques en théories et de concepts en événements. Bonne lecture !