Manuel de sagesse païenne
Thibault Isabel
Le Passeur éditeur, 2020
Notre époque, dit-on, manque de spiritualité, toute engoncée dans son matérialisme consumériste et bas de plafond. Notre époque, affirme-t-on aussi, connaît un regain de religiosité, un retour funeste des dogmes et de la petite et mesquine morale puritaine. Alors, trop ou pas assez d’esprit, trop ou pas assez de religion ? Dans son Manuel de sagesse païenne¸Thibault Isabel nous invite à dépasser cette opposition : et si, plutôt que d’excès ou de défaut de spiritualité, il s’agissait en fait de mauvaises formes de pensée et d’esprit qui nous éloignent du monde et de nous-même ? Et s’il fallait renouer avec une certaine tradition, millénaire et diffractée, à savoir le paganisme, cette antique sagesse paysanne, ancrée, ouverte et tragique ?
« Toute doctrine religieuse situant la sacralité dans la nature plutôt que dans une surnature mérite d’être considérée comme « païenne ». »(p.17) Les choses sont dites. Mais déplions un peu tout ça. Le paganisme procède du paganus latin : paysan, païen. Une insulte tout d’abord, pour désigner à la fois les arriérés et les mécréants ; le terme païen est devenu « un titre de gloire »(p.16) pour les païens eux-mêmes. Le païen, dans notre Occident chrétien, est celui qui prie les anciens dieux, sacrifie aux cultes passés, accomplit les rites révolus ; mais il est plus largement le non-monothéiste, celui qui accepte une forme de spiritualité, de croyance, de religion polythéiste, panthéiste, chamanique, ou encore animiste. Ainsi, dans ce Manuel de sagesse païenne, on rencontre, sur l’agora virtuelle des idées, Héraclite ou Homère, mais aussi Confucius ou Zi Si, Nietzsche ou Giordano Bruno, Jung ou Onfay. Pour le païen, il existe bel et bien une forme de « sacralité », selon le terme si justement employé par T. Isabel. Mais il n’existe point une doctrine païenne, bien plus une infinité de paganismes qu’on aurait tort de confondre ou d’amalgamer trop vite. L’effort de Thibault Isabel, philosophe et historien, est d’en dégager un noyau dur, sorte de cœur conceptuel qui rassemble, malgré toutes leurs divergences, les différentes sagesses païennes.
La première caractéristique porte sur la sacralisation de la nature contre ce qu’Isabel appelle une « surnature ». Les religions monothéistes ou à prétention universelle manifestent à chaque fois un profond mépris, doublé de méfiance, pour la nature – la part de nature en l’Homme et autour de lui. Elles lui préfèrent des arrières-mondes fantomatiques et insaisissables qui seraient la vérité du monde. La nature est pour elles trop corrompue, trop imparfaite, trop composée, trop exubérante, trop ambiguë, trop instable, trop charnelle… Trop démoniaque en d’autres termes. Les religions monothéistes n’ont de cesse que de chasser la nature, de la dominer, pour la détruire. Alors que le paganisme sait se mettre à l’école de la nature, non pour s’y soumettre, mais, comme le rappelle Thibault Isabel, pour ne pas en être le jouet impuissant. La culture existe tout autant, pour les païens, que la nature, une sage composition des deux est essentielle : nature et culture ne s’opposent pas, elles se renforcent. « Les anciens n’idéalisaient pas la culture pour mieux rabaisser la nature. Leurs dieux figuraient la totalité du monde dans sa prodigieuse merveille, comme monde naturel, soustrait à notre puissance, et comme monde monde culturel, produit par notre propre excellence. »(p.143) Ainsi, les dieux n’étaient pas coupées du monde, vivant dans un ciel éthéré et faits d’une non-matière infinie et impalpable. Ils étaient manifestes dans un éclair, un courant d’air, les saisons qui passent, les rayons du Soleil, mais aussi dans les actions humaines, le négoce, la rhétorique… Le divin sature le monde.
Le paganisme se satisfait de cet état mouvant du monde ; Héraclite comme tant d’autres sages chinois pensait que tout coule sans cesse comme l’eau d’un fleuve sur laquelle on n’a aucune prise. Il faut savoir que rien n’est établi de manière immuable et fixe, rien n’est pérenne… sauf l’instabilité radicale du monde. C’est la seconde caractéristique du paganisme que l’on repère avec Thibault Isabel dans ce Manuel de sagesse païenne : l’impermanence, la composition et le refus des essences. Car il est évident que si tout est diversement composé, si rien n’est pur, si tout change tout le temps, alors il n’y a pas d’essence, de chose-en-soi, comme le postulent les métaphysiques inspirées par les religions de l’absolu.
Ces deux positions théoriques sont grosses d’une vision du monde et surtout d’une pratique concrète et quotidienne dont Thibault Isabel dessine les contours au gré des chapitres. En d’autres termes, le paganisme est une esthétique et une éthique, voire une éthique parce qu’une esthétique : « le paganisme est d’abord une esthétique – une esthétique de vie. »(p.20) Il n’existe ni Bien ni Mal en soi, car rien n’existe « en soi ». Le bien est déjà dans le mal, le mal dans le bien, le vrai est au cœur du faux, le faux au cœur du vrai. La grande affaire des païens sera donc « l’harmonie », c’est-à-dire la meilleure composition des choses en fonction des circonstances données. Chercher l’harmonie entre toutes choses, c’est comprendre qu’il n’y a point d’opposition tenable et irréductible mais au contraire, une complémentarité qu’il nous faut atteindre en tout. Ainsi, tout dualisme est jeté aux oubliettes de la pensée. En particulier, pas d’âme ni de corps disjoint, mais un tout, qui lui-même prend part dans un autre tout qui est la collectivité. L’individu païen n’existe donc pas non plus en tant que tel. On voit bien en quoi ce Manuel de sagesse païenne remet en cause les grands dogmes de notre époque individualiste et de domination de la nature. Il faut puiser à la source des anciens païens pour ré-harmoniser notre monde. Les grands domaines de la vie sont à remanier à l’aune des paradigmes païens : le corps q’il faut faire source de plaisir et d’accomplissement, l’art qui doit élever l’âme, l’éducation comme voie d’accès au monde, la volonté droite et juste comme colonne vertébrale morale, la vérité comme multiplicité des points de vue… Tout cela en vue de la plus grande harmonie individuelle et collective. Car au fond de toute la démarche païenne, c’est toujours l’action juste qui est visée ; en cela, la politique concrète est bien le fond de cette pensée : comment bien vivre ensemble ?
Pas de morale castratrice, pas de ressentiment propre aux monothéismes qui rejettent le monde et le corps trop charnel des hommes, pas de haine de la nature qui nous éloignerait du divin, mais tout le contraire : une ligne de conduite juste, un amour du monde et de la nature qui manifeste le divin, une célébration d’une fatalité créatrice qui « comprend que la création engendre la destruction, que la concorde s’élabore du conflit et que la possibilité du bonheur implique la possibilité du malheur. »(p.217) En un mot : le tragique. Un tragique situé dans l’existence même.
Le Manuel de sagesse païenne de Thibault Isabel est sans conteste une bonne introduction au paganisme dans son ensemble, une belle réhabilitation de ces pensées et de ces arts de vivre – au sens le plus fort de cette expression : l’art de l’artiste et l’ars de l’artisan. Bien sûr, on pourra regretter l’absence de quelques éminents païens : Épicure, Montaigne pour n’en citer que deux. Bien sûr, ce manuel a les défauts de tout manuel : simplifier et parfois amalgamer des doctrines disparates et gommer leurs différences. Bien sûr, on n’entre pas dans le détail et l’économie profonde de la pensée de Confucius ni d’Héraclite. Toutes ces limites existent, mais ce sont avant tout les limites propres à l’exercice lui-même. Une autre limite, plus gênante celle-là, la difficulté à penser la politique en regard des sagesses païennes d’antan. La portée critique pourtant immense du paganisme ne transparaît qu’à demi. En fait, le grand ennemi actuel des païens n’est plus tant le christianisme – peut-être plutôt l’islam – que le grand fantôme qui hante ce livre : le libéralisme. Il n’en demeure pas moins que le Manuel de sagesse païenne est fort agréable à lire et qu’il sera l’occasion idéale pour défricher les terres païennes. Bonne lecture !
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Comme d’habitude, un livre sorti de derrière les fagots pour assorti d’une analyse intéressante.