Le néant et le politique
Critique de l’avènement Macron
Harold Bernat
Editions l’Échappée, octobre 2017
Un livre à lire absolument. Sa thèse ? La politique est en voie d’anéantissement, Macron en est le symptôme. Dans Le néant et le politique, Harold Bernat démonte minutieusement, au scalpel, les processus à l’œuvre, tout ce qui met en place une nouvelle forme de servitude volontaire et invisible, à ce point inattaquable qu’elle prend la forme de notre liberté.
Introduction
« Ce livre répond à une angoisse partagée, celle de voir l’activité politique réduite à néant. »(p.9) Ainsi Harold Bernat nous annonce-t-il dès la première phrase la thèse de son livre. Le reste sera consacré à développer les mécanismes qui aboutissent à cet anéantissement.
La célébration du vide, de l’inessentiel, de la médiocrité au mieux – le plus souvent étalage médiatique de la pire imbécilité -, la survalorisation de ce qu’Harold Bernat appelle « la bouillie », le simulacre présenté comme la réalité, ou plutôt la disparition de la réalité même derrière le simulacre – une apparence au carré – la condamnation de la critique en tant que telle, la criminalisation (symbolique) de la contradiction, de la conflictualité politique et des rapports de forces, et tant d’autres procédés… tout cela culmine en mai 2017 et se cristallise enfin, cela prend un visage et un nom… Emmanuel Macron est le nom de cet appel du néant.
« Et quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi » écrivait Nietzsche. La contagion du vide est le danger qui nous guette tous. Pour Platon, de l’union de Poros – le Plein – et de Pénia – le vide – naît Eros – l’Amour. Ce mythe conserve son actualité aujourd’hui – même si c’est Pénia qui a triomphé – car la servitude acquiert des chaînes nouvelles : nous aimons nos geôliers, leurs œillades et leurs sourires nous les font aimer comme nos libérateurs.
Il est cependant déraisonnable d’affronter Méduse sans un bouclier intellectuel. Ce qui fait de ce livre une sorte d’armurerie critique pour notre temps. Très incomplète tant le terrain à défricher est immense. On n’affronte pas le simulacre philosophique Macron comme on pense les théories d’un véritable philosophe ; on ne se débarrasse pas de la bouillie révolutionnaire en marche avec un syllogisme ; on ne se débat pas dans l’infra-politique comme on distribue des tracts militants sur le marché ; on ne répond pas enfin à l’appel du vide sans se préparer à échouer.”(p.17-18)
Harold Bernat
Né à Paris le 16 avril 1975, agrégé de philosophie et professeur de lycée à Tours, Harold Bernat est un jeune philosophe corrosif. Lecteur, entre autre de Jean Baudrillard, et de Nietzsche, auquel il a par ailleurs consacré un ouvrage. La pensée critique, ou plutôt l’inanité de la pensée critique actuelle, est au cœur de son travail. Depuis de nombreuses années, il tient un blog – que je vous conseille par la même occasion – : Critique, et critique de la critique.
Ce qui tue la politique
Si le livre est sous-titré Critique de l’avènement Macron, ça n’est évidemment pas un hasard. Pour Bernat, l’élection de Macron correspond à un moment culminant du processus d’anéantissement du politique. Cependant, notre fringant président n’est pas à voir comme une cause, mais comme une conséquence. Ainsi, analyser le discours et la geste jupitériens ne sont qu’un moyen de mettre au jour ce qui se trame plus en profondeur, à la manière dont l’étude des symptômes nous renseigne sur la maladie. Or, cette maladie porte un nom : le vide. Et si vide il y a, c’est au service d’une domination nouvelle, d’une servitude. Et la fonction du vide est précisément de la dissimuler.
Le faux philosophe
Aussi, avec beaucoup de soin, Harold Bernat s’attache-t-il à démonter la prétendue « philosophie » de notre bon président. On le présente comme un grand philosophe, un fin lettré ayant côtoyé Paul Ricœur, on se pâme devant ses références philosophiques oiseuses pour la plupart, on glorifie sa capacité à se hisser jusqu’aux hautes sphères des idées, lui le « philosophe politique »… Et pourtant… Et pourtant, là comme ailleurs, il n’y a que vide, enflure obséquieuse, boursouflure d’une pensée indigente… La philosophie disparaît derrière le simulacre, mot cher à Harold Bernat, mieux, elle le légitime. Il ne s’agit pas d’être philosophe, mais de dire et faire dire qu’on l’est : la philosophie devient une caution à la vacuité du discours macronien. Bernat explique comment on a fabriqué le philosophe Macron, et comment le président lui-même donne le change mais au prix d’une perversion terrible du langage. Il vide de leur sens tous les mots qu’il emploie et pire : il leur fait dire exactement le contraire. C’est que le sens importe peu, seul compte le mot utilisé. Peu importe le sens du discours – a-t-il seulement un sens d’ailleurs ? Démocratie, liberté, Lumières, souveraineté, protection, sécurité… Autant de mots que s’approprie le pouvoir, qu’il confisque dans ses discours, alors que le fond est en totale contradiction. Ce n’est pas sans raison qu’on a parlé de novlangue à propos de Macron.
Simulacre et réalité
Tout cela est simulacre. Voilà la grande arme. Faire disparaître le réel. Ce à quoi on assiste est l’escamotage du réel, son affaiblissement et finalement, sa réduction à rien ou presque. « Plus le coefficient de réalité s’évapore, moins la réflexion pèse, plus il devient essentiel de conjurer cette disparition par des simulacres. »(p.39) Il ne s’agit pas, comme on le dit trop souvent, du règne des apparences ou de la superficialité. Ce qui supposerait une réalité « en profondeur » à dénicher. Parler d’apparences sous-entend un au-delà de ces apparences qu’on pourrait aller chercher en creusant ou en portant le regard plus loin. Ce serait trop simple. Bernat précise : « Là où l’idéologie est une déformation de la réalité, la simulation est une liquidation par le redoublement de la réalité par les signes de la réalité. »(p.39) Dès lors, la tâche est plus ardue pour se défaire du simulacre, qui est un avatar du Double de Clément Rosset. Rosset d’ailleurs, qui n’est pas cité dans ce livre, bien que ses analyses l’irriguent presque en permanence. Le simulacre a donc une fonction dissimulatrice très puissante et nouvelle. On ne se cache plus en cherchant à se soustraire aux regards, à faire disparaître ce qui gêne, en trouvant une cachette, en se taisant, en obligeant à se taire. On se cache désormais en plein jour. Ce n’est plus l’ombre qui nous empêche de voir, mais la lumière qui nous aveugle. Plus on montre, plus, en réalité, on fait disparaître ce qui est montré en le banalisant. Quand une chose sature tout, elle est invisible. « Le vide, antichambre de la démission, n’est pas obtenu par une logique de censure, en cachant les secrets de la domination, mais en assumant au grand jour ce que des dispositifs de domination bien moins performants prenaient soin de dissimuler. »(p.60) Cette phrase, essentielle à mes yeux, montre d’une part la fonction dissimulatrice du simulacre dont je parlais, et, d’autre part et de façon plus fondamentale, elle nous rappelle que le vide fait partie d’un dispositif de domination que je qualifierai de libérale.
Un peu de bouillie ?
Le vide dispose d’un outil formidable. Pour le nommer, Bernat forge le concept de « bouillie » : « Tout système a une cohérence propre, une rationalité interne. Par bouillie, en revanche, il faudra entendre toute production de messages (discours, slogans, images, etc.) susceptibles de prendre, quel que soit le médium, une forme et son contraire sans susciter la moindre contradiction. La bouillie ne résiste jamais, elle se répand. »(p.54) La bouillie, c’est donc ce que l’on nous sert à longueur de journée en fait d’informations, de débats, dans les médias, au travers des discours politiques et de leurs commentaires, à l’école parfois ; tout cela qui est intellectuellement sidérant de bêtise, de truismes débiles, de pensée molle et avachie. La bouillie est abrutissante en ce qu’elle provoque une régression intellectuelle. La bouillie épouse à la perfection tous les discours possibles, elle ne donne prise à aucune contradiction, elle est protéiforme. C’est l’Epouvantard d’Harry Potter, cette créature dépourvue de forme propre qui prend l’apparence de la pire peur de celui qui lui fait face. Une araignée pour l’arachnophobe, un ascenseur pour le claustrophobe, une prune pour le carpophobe. Macron est donc, selon Bernat, le représentant de la bouillie car sa qualité première est sa plasticité, son adaptabilité. Lui non plus n’a pas de forme propre, il se moule aux situations, se conforme à la perfection à son public dont il devance les attentes.
Liquidation de la conflictualité politique
Le concept de bouillie annonce le thème majeur du livre Le néant et le politique, la principale cause de l’anéantissement du politique : la volonté de supprimer les contradictions, les clivages, la conflictualité. Or, le conflit est le moteur du politique, sans lui il n’y a pas de politique possible ni envisageable. Cela se double d’une critique de l’idéologie en tant que telle. Dès lors, on ne construit plus de vision politique, adossée à des fins que l’on souhaite voir advenir, la politique n’est plus destinée à créer un monde meilleur, elle ne s’évalue plus en regard d’un projet particulier. Son critère unique devient l’efficacité. Macron est là encore exemplaire de cela : il est celui qui ne cesse de critiquer les « vieux clivages », de renvoyer ses adversaires à « l’ancien monde ». Emmanuel Macron ne mène pas de lutte idéologique contre des opposants politiques, il n’y a pas chez lui de mise en confrontation de différentes visions politiques : il ne fait que condamner ses adversaires, les traiter de réactionnaires, d’extrémistes, de passéistes, de ringards etc. Aucune lutte intellectuelle pour Macron, qui ne débat jamais. Mais des anathèmes, une psychologisation de ses adversaires, la lutte du Bien – lui en l’occurrence – et du mal – tous les autres. Il n’y a pas de conflit politique, dont le clivage droite-gauche était le meilleur reflet en France, il n’y a qu’une bataille morale. On a pu parler de « bisounoursisme » pour désigner cette bienveillance béate, ce déni des réalités conflictuelles dans la société propres au mouvement En Marche ! Cela ne serait pas grave si ce déni en question était sans conséquences, mais ce n’est pas le cas. « Le résultat [de l’effacement de la conflictualité politique] est une forme de néo-obscurantisme incantatoire porté par des icônes lumineuses soustraites à toute forme de contestation. Elle permettra demain aux rentiers des états de fait de régner, en bonne conscience, dans l’esprit des Lumières. »(p.30) A nouveau, Bernat nous rappelle qu’un processus de domination est à l’œuvre. La bienveillance affichée masque mal le fait qu’il y ait des gagnants et des perdants. Perdants dépossédés des moyens de la lutte en faisant disparaître la possibilité du conflit. « La “post-politique”, la “post-idéologie” et pourquoi pas la “post-critique” sont des gadgets conceptuels destinés à faire accepter une nouvelle forme hégémonique, celle d’un monde unilatéral dans lequel les gagnants retirent aux perdants les mots de leur propre révolte. »(p.104)
Harold Bernat va plus loin, il montre que la contradiction n’est pas seulement au cœur du politique, mais aussi de la conscience individuelle. Nous sommes, nous êtres humains, des êtres de contradiction, en tension permanente, chancelant sur le fil aiguisé d’une crête surplombant l’abîme. Notre identité est le lieu par excellence du conflit, elle est un champ de bataille de pulsions, de désirs, de volonté… Or, avec la mort du politique, « ce qui produisait la subjectivité, ce qui lui donnait une consistance, à savoir la contradiction vécue, n’est plus qu’un archaïsme de l’ancien monde. »(p44)
Conclusion
Je terminerai en disant que Le néant et le politique nous livre une vision d’ensemble presque exhaustive de ce qui concourt à l’anéantissement du politique et des obstacles qu’une pensée critique peut rencontrer. « Parmi les principaux obstacles à une telle entreprise [répondre à l’appel du vide], comptons pêle-mêle : l’absence de précédents historiques, la faiblesse de la littérature sur ce sujet, l’idiotie médiatique ambiante, la mauvaise foi indéracinable, la dénégation systématique, la nullité d’une certaine élite, le chantage à l’efficacité, le rappel des nécessités économiques, le manque de force, la faiblesse de la volonté, l’indifférence vulgaire, l’indifférence raffinée, les intérêts du marché et la libération de la croissance. »(p.18) Harold Bernat analyse donc la fabrique médiatique du vide, le triomphe de l’émotion sur la raison, le règne de la gouvernance managériale, il consacre de longs paragraphes à la notion de « start-up nation » proposée par Emmanuel Macron, à la standardisation des individus, à la tyrannie du conformisme… Cependant, lucide jusqu’au bout, Harold Bernat devance le réquisitoire qui ne saurait tarder et s’adresse directement au lecteur. « En parlant trop haut et trop distinctement aux oreilles du plus grand nombre, ne sommes-nous pas en train de faire, selon la formule officielle, “le jeu des extrêmes” ? N’êtes-vous d’ailleurs pas passé, sans le savoir vous-même, lecteur de cette critique de l’avènement Macron, du côté des pires ennemis de la démocratie et de la liberté ? Nous touchons là, il va de soi, la fine pointe du chantage, son paroxysme et la raison principale de l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République française en mai 2017. »(p.134)
Bref, vous l’aurez compris, un livre à lire. Un petit livre de 150 pages, accessible, loin du jargon. A tous ceux qui se demandent ce qui différencie un journaliste et un philosophe : lisez et vous comprendrez. En fin de lecture, on ressent cependant une forme de malaise. Tant d’intelligence, d’ironie, de finesse d’analyse, tout cela pour quoi ? Et si le combat était déjà perdu… ?
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