Fils d’anar et philosophe
Entretiens avec Thibault Isabel
Dany-Robert Dufour
R & N Editions, 2021
Le philosophe Dany-Robert Dufour revient en ce début d’année avec un livre d’entretiens avec le philosophe Thibault Isabel. Entre évocations biographiques, digressions philosophiques, retour sur l’importante œuvre livresque de Dufour, analyses serrées du monde actuel et de ses dynamiques, Fils d’anar et philosophe permet de découvrir un Dany-Robert Dufour pus intime, mais aussi, et c’est peut-être le principal, d’entrer par un biais transversal dans sa pensée riche et stimulante.
Dany-Robert Dufour fait partie de ces philosophes inclassables. A la fois radicalement anti-libéral, défenseur de la psychanalyse, spécialiste de sciences de l’éducation, mais aussi romancier et auteur de théâtre, il déjoue avec facétie les classifications. Fils d’anar et philosophe revient sur les événements biographiques qui ont jalonnés la vie de Dufour, le menant à ce statut de philosophe à part, croisant les disciplines et mêlant les genres afin de produire une pensée singulière. On découvre une jeunesse rocambolesque, qui ne prédestinait pourtant pas le jeune Dany-Robert, issu d’un milieu modeste, à devenir professeur de philosophie de l’éducation. Il raconte sa jeunesse avec humour, malice, mais aussi avec toute la tendresse d’un jeune homme, qu’il fut, mêlée à celle d’un homme mûr, qu’il est, à l’égard de son père – personnage que l’on devine romanesque à souhait – mais aussi de sa mère et de ses frères. Il retrace sa rencontre avec la philosophie, médiée par son frère ainé, alors qu’il n’avait qu’une douzaine d’années. Une rencontre qui aurait pu ne jamais avoir lieu, « mais j’avais reçu, écrit Dany-Rober Dufour, de mon père quelque chose d’autre qui m’a poussé à aller voir ailleurs si j’y étais »(p.13). Cette « autre chose », on le devine, ce fut une curiosité et une ouverture sur le monde insatiables, un goût pour la langue et les mots qu’on fait sonner et que l’on triture sans fin et, par-dessus tout, un appétit de liberté. Ce père, dont Dufour ravive la mémoire avec émotion, qui fut un vrai résistant sans esbrouffe, et son frère aîné, épris de philosophie, aiguisèrent l’esprit du philosophe. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce fût en premier lieu la langue singulière du père (entre jargon, argot, invention et jeux d’esprit) qui introduisît Dany-Robert aux joies de la pensée : son amour pour la langue, vivante et espiègle, transparaît à chaque page, quant à l’attachement au père, loin du besoin de « tuer le père », il n’est pas pour rien dans son intérêt pour la psychanalyse.
Après l’enfance dans une famille modeste mais heureuse, vient le temps de la formation intellectuelle. C’est-à-dire : comment l’on devient fils d’anar et philosophe. Je vous laisse découvrir les déboires de Dany-Robert Dufour lors des événements de mai 68 et ses démêlés avec la police – qui le conduisirent à effectuer un séjour en prison… Le futur philosophe connut la cavale, les planques chez les camarades, puis finalement la reddition, tout cela par un étrange concours de circonstances qui le conduisirent à être considéré comme un factieux, un meneur de la révolution en mai 68. Il dévora en prison tous les livres de philosophie possibles, aidés par un de ses professeurs de faculté – ce qui le rapproche de Bernard Stiegler, trop tôt disparu. Après cette formation peu conventionnelle, de nombreuses rencontres forgèrent le philosophe en devenir – car toute pensée est finalement affaire de rencontres. Le philosophe grec réfugié en France Kostas Axelos joua un grand rôle pour Dufour : « Axelos a contribué à me sortir de la fascination que j’éprouvais pour les livres que Gilles Deleuze avait écrits avec le psychanalyste Félix Guattari »(p.68). Traversé par le structuralisme, le déconstructivisme, la French theory, la psychanalyse lacanienne, l’heideggerianisme et toutes les modes philosophiques de son temps, Dufour, de par la liberté transmise par son père renforcée par ses rencontres philosophiques, ne fut d’aucune de ces écoles – de ces sectes ? –, embrassant ce qui pouvait l’être, et rejetant ce qui devait l’être.
En parallèle, Dufour travaille à sa thèse, tâche fastidieuse, laborieuse, dont il raconte la pénible élaboration. Il explique comment sa propre pensée se déploie en prenant appui sur les philosophies contemporaines dominantes – souvent pour les prolonger et les dépasser. Du structuralisme, pensée qui met le binaire au centre de sa construction, il tire la découverte de la forme unaire et trinitaire – dont il fera ses premiers livres. De Deleuze, de la French Theory, il tire l’impossibilité de « doubler le capitalisme sur sa gauche »(p.64), du lacanisme, il hérite son attention à la psyché humaine…
Fils d’anar et philosophe développe les grands thèmes de la pensée de Dufour sur un ton faussement léger, presque badin, en tous cas très accessible, accentué par les questions et les répliques de Thibault Isabel. On sent une connivence entre les deux philosophes, une sorte de complicité intellectuelle qui donne au livre une atmosphère particulièrement gaie, où l’humour et la finesse d’esprit fusent en guise de respiration – au sens musical – au sein des analyses serrées et précises de Dany-Robert Dufour. Car l’entretien intime laisse place à une conversation véritablement philosophique. En effet, pour le philosophe, parler de soi n’est jamais qu’un prétexte pour laisser parler ses idées – loin de la tendance égotiste actuelle, où « le visible a pris le pas sur le lisible »(p.9), l’auteur sur son œuvre.
Une grande partie du livre est donc consacrée à l’œuvre de Dany-Robert Dufour. Le style de l’entretien permet de passer, « à saut et à gambades » aurait dit Montaigne, d’un sujet à l’autre, mais toujours en déroulant le fil d’une pensée construite et articulée. Dufour évoque la philosophie du langage dans laquelle il a fait ses premières armes avec sa découverte de la logique unaire et trinitaire, mais aussi la psychanalyse, l’un de ses champs de recherche, mais surtout sa critique du monde (néo)libéral actuel. Dufour aborde en effet des aspects singuliers de la critique libérale. Il insiste sur un mode nouveau du capitalisme qui s’est développé peu à peu : sa capacité à modeler, à produire des désirs, à libérer toutes les pulsions, à déchaîner les libidos individuelles. Chaque appétence doit être satisfaite par le marché. Et chaque marchandise doit devenir objet de désir. Le capitalisme a ouvert toutes les vannes du désir. Et c’est précisément le cœur des critiques adressées par Dufour aux Deleuze, Derrida, Foucault : en déconstruisant l’Homme, en démolissant les institutions, en faisant du fou, du schizo, du délinquant des modèles, en dynamitant les structures du social, ils ont du même coup fait sauter toutes les forces qui s’opposaient à l’extension infinie du marché capitaliste. On retrouve donc les grands axes de l’œuvre de Dufour. Notamment sa vision historique du (néo)libéralisme, qui passe par une figure trop vite écartée, Bernard de Mandeville. A partir de Mandeville, le libéralisme devient l’art de déchaîner les pulsions et surtout de faire de la perversion la condition de l’harmonie sociale.
Pour s’opposer à cela, Dufour développe au fil des question de Thibault Isabel des contre-propositions, des contre-discours. C’est tout l’enjeu du mouvement convivialiste auquel Dufour appartient. On voit donc comment la pensée critique s’articule à une force de proposition positive. Et ces propositions sont résolument progressistes, mais dans un sens tout à fait opposé à celui qu’il prend dans la bouche des (néo)libéraux, Macron en tête. Loin des caricatures que l’on fait souvent de lui (réac’, conservateur, etc.), il défend une conception élargie du peuple, à la fois demos (politique), ethnos (enraciné) et mythos : permanence de la culture, transmission et inscription dans le temps long. Ainsi, écrit-il “si je suis conservateur, c’est au sens le plus littéral du terme : pour créer des conservatoires” (p.224).
Fils d’anar et philosophe est sans doute la meilleure façon d’entrer dans l’œuvre importante du philosophe Dany-Robert Dufour. Cet entretien plein d’humour, véritable dialogue philosophique avec Thibault Isabel, offre le plaisir de découvrir une facette plus personnelle du philosophe, tout en (re)découvrant une pensée riche, exigeante, critique et radicale. Bonne lecture !
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