Entrez dans la danse
Jean Teulé
Editions Julliard, 2018
« Lorsque la juste tension et l’harmonie de l’âme venaient à se perdre, il fallait se mettre à danser – c’était là l’ordonnance de cette thérapeutique » disait Nietzsche. La thérapeutique en question, la musique, est un remède. Le corps se met en branle, il obéit au rythme, il devient rythme. Par là, s’opère le plus sûrement du monde l’union tant recherchée entre le corps et l’âme. Le danseur est tout corps et tout âme. Dans Entrez dans la danse, Jean Teulé raconte l’histoire vraie d’une danse folle, contagieuse, ininterrompue, et finalement mortelle. Des centaines d’habitants de Strasbourg, en 1518, se mirent à danser à en mourir.
« Strasbourg – 12 juillet 1518 »
La ville alsacienne s’enfonce dans la misère. Sécheresse, famine, soif, syphilis, lèpre, menace d’invasion turque… La mort rampe dans les rues, la grande patiente. Son heure vient toujours, tôt ou tard, mais il semble que cette année, elle vienne plus tôt que tard. Quand la faim monte à la tête et que les chiens errants ne sont plus que tas d’os rongés jusqu’aux derniers tendons, alors les enfants deviennent des denrées. La boue, l’eau croupie des égouts sont les apéritifs de ces repas inhumains.
Pour ceux qui ne peuvent se résoudre à la cannibalisation de leur progéniture famélique, le meurtre est la seule solution. C’est donc par un meurtre que cette histoire commence : ce 12 juillet 1518, Enneline Troffea jette son bébé du haut du pont de la ville.
Revenue de son forfait, Enneline, mutique à tout jamais se met à danser.
Dans la rue, elle danse, elle virevolte, bientôt, une voisine la rejoint, puis d’autres, puis des inconnus, des dizaines, des centaines. Une folie dansante s’empare de la ville. On danse à en crever, jour et nuit, pendant des semaines et des semaines.
Le richissime clergé catholique profite de la situation, lui qui spécule sans morale aucune sur le prix de la nourriture et prive la population de ce qu’il amasse dans ses greniers pleins à ras-bords ; outre-Rhin, un certain Martin Luther publie sa Dispute sur la puissance des indulgences qui conduira sous peu à la réforme protestante ; le Soleil n’en peut plus de briller et de dessécher la terre et les hommes ; le pouvoir communal est débordé et impuissant… Et l’on danse…
Un roman exalté
Entrez dans la danse est écrit au présent. La danse se déroule pour ainsi dire devant nos yeux. Le style du livre : à la fois tragique car sans concession face à la misère inconcevable, cru, ne prenant pas de gants, et en même temps bourré d’humour et d’ironie. Version littéraire d’une danse macabre, oeuvres du XIVème – XVème siècle représentant vivants et morts dans des sarabandes – figurations des grandes pestes qui frappèrent l’Europe.
« Pendant que les musiciens n’en peuvent plus de s’essouffler sur un fifre, un tambourin, de tousser dans un cornet en épuisant leur répertoire, […] les victimes de la manie dansante tombent par dizaines en tas, raides morts sur l’estrade. Le spectacle se révèle terrifiant. C’est une vision cauchemardesque. Même les plus aisés, aux bas brillamment colorés et chemise en dentelle, décèdent de crises cardiaques. Ce carnaval vire à l’hécatombe. Il règne un sentiment de fin du monde. Beaucoup ont des visions, hurlent qu’ils flottent sur une mer de sang. Ils claquent en masse. Le clergé leur prédisant l’Enfer se marre alors que les médecins ne savent plus que faire. Le supposé pouvoir curateur de la musique a vraiment fait long feu. C’est la syncope finale. Parmi des mélodies, ça tombe partout comme des mouches. Les mourants continuent à se tortiller même étendus sur les planches. »(p.64)
Le style de Jean Teulé est comme une farandole, ou mieux, un passe-pied, avec ses ruptures, son rythme entraînant. La construction des phrases permet d’obtenir cette impression de mouvement et d’improvisation, d’imprévu que l’on retrouve dans la danse. On ne sait jamais où ni comment tous ces gestes vont se terminer : comme une pause suspendue et gracieuse dans les airs ou bien comme une convulsion, un spasme, une grimace comique ? La danse a ses figures : des pirouettes, des cabrioles, des entrechats ; la langue aussi. Entrez dans la danse : la danse des anacoluthes, des zeugmas et des solécismes que Jean Teulé fait virevolter avec maîtrise. « En proie à une tristesse absolue, sous doute parce qu’elle suppose que sa croyance sera bientôt révolue, ses broderies au point de croix éclatent. »(p.106) Cette anacoluthe (la tristesse concerne la femme, pas ses broderies…) n’est qu’un exemple parmi tant d’autres et qui donnent au texte un air presque bancal, comme un danseur maladroit. Les phrases semblent claudiquer, elles-mêmes prises dans le tourbillon fou. On croirait un culbuto grotesque qui oscille au hasard au gré des coups qu’on lui inflige, avec son sourire figé qu’on a envie de gifler d’autant plus.
L’usage des parenthèses a pour effet parfois de briser la narration, nous en arracher brutalement, comme pour jouer avec la focale du lecteur : tantôt en plein cœur de l’action, tantôt à mille lieux. L’ironie grinçante disséminée dans le texte participe de cela aussi, en constituant une prise de distance. L’auteur se désolidarise soudain de ce qui est dit pour nous rappeler qu’au-delà de la terrible tragédie qui est décrite et de cette extrême misère certes ayant bel est bien existées, il s’agit avant tout d’un roman. L’ironie permet cette position surplombante, comme un jugement divin. A ces effets de style et d’écriture s’ajoutent les anachronismes évidents (Teulé parle de « flash mob », de « rave party », les personnages parlent comme on parle aujourd’hui…) et là, c’est l’Histoire qui chavire. On ne sait jamais sur quel pied danser. Les ruptures sont stylistiques, syntaxiques, historiques… le roman est aussi fou que ses personnages.
Le roman Entrez dans la danse dépeint formidablement la moiteur crasseuse de cette ville ravagée, l’odeur de sueur et d’excréments nous chatouille les narines… Mais Teulé met en scène également l’émergence de la réforme protestante qui sera le contrepoint aux innombrables méfaits de l’Eglise catholique : sa cupidité sans borne, son goût du luxe, du stupre, les indulgences, son mépris du peuple et de la vie humaine… On y voit un Évêque se rouler dans le cynisme, la haine, l’ignominie. La religion nous paraît ridicule dans ce roman, de par son impuissance d’abord : impuissance à comprendre ce qu’il se passe et à y remédier ; mais aussi par le ridicule propre aux hommes qui l’incarnent et à son décalage complet par rapport à la situation. Face à tout cela, le maire semble bien perdu avec ses moustaches de lion de mer…
Enfin, la question à laquelle on ne peut répondre : pourquoi en 1518 des centaines de personnes se sont-elles mises à danser jusqu’à la mort ? Pour fuir le malheur, la pauvreté, la pénurie qui les ont poussées aux dernière limites du désespoir – manger ses propres enfants ? Est-ce un moyen de trouver un refuge dans la pure corporalité, éteindre toute forme de conscience ? Une maladie ? Un dérèglement nerveux ? Un châtiment divin ? Bien malin qui pourrait apporter une réponse…
Entrez dans la danse est un livre exaltant, funambulesque, oscillant en permanence entre le pathétique du malheur absurde qui frappe cette ville et l’éclat de rire dionysien. Le rire jaune aux yeux vides d’un crâne sans doute…
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