L’empêchement de la littérature
Sur la liberté d’expression et de pensée
George Orwell
R & N Editions, 2020
]George Orwell est l’un des intellectuels sur lequel règne le plus de malentendus. Entre le défaut de traduction, les récupérations illégitimes, l’occultation de son œuvre et les deux best-sellers qui étouffent le reste de son travail, pourtant foisonnant, tout conspire à provoquer la méprise vis-à-vis d’Orwell. Grand écrivain, il fut aussi un journaliste émérite, un penseur important, un socialiste acharné. Et par-dessus tout cela, il fut un ardent défenseur de la vérité – et surtout de la possibilité de la dire. Ses romans, mais aussi nombre de ses essais, traitent, au fond, de ce sujet. L’empêchement de la littérature, tout petit texte paru en 1946 dans une revue anglaise, revient sur cette question sous le prisme de la liberté d’expression et de pensée – sujet des plus actuels.
La thèse du texte, mais plus largement, l’une des idées centrales de toute l’œuvre d’Orwell, est parfaitement énoncée par Kevin Victoire, préfacier de L’empêchement de la littérature, dès la première page. « Pour [Orwell], écrit K. Victoire, la liberté d’agir a pour préalable la liberté politique, qui s’appuie sur la liberté d’expression, qui n’existe qu’à condition que la liberté de pensée soit garantie. Cette dernière s’exprime s’il est possible de chercher la vérité et de la dire. » (p.7) Autrement dit, la liberté au sens le plus large est inséparable de l’idée de vérité, car il existe une chaîne entre les différents types de liberté politiques. In fine, Orwell nous dit que la vérité est à la base de toute forme de vie collective. La première chose à remarquer ici est que la liberté est, dès l’abord, et de part en part, politique, donc collective : personne n’est libre tout seul. Et c’est parce qu’il faut du collectif qu’il faut une « aune » commune à laquelle rapporter nos jugements, nos opinions et même nos sensations – et sans laquelle on ne peut rien partager. La vérité est cette « aune » commune. Ou, pour être plus précis, sa recherche et, plus important encore aux yeux d’Orwell : son expression. C’est pour défendre la possibilité de dire la vérité qu’Orwell prend la plus pour écrire cet Empêchement de la littérature. La vérité est pour l’auteur plurielle : c’est celle du savant, du journaliste, du romancier, du poète, de l’intellectuel. Chacun, dans son registre, est tenu à ce que l’on pourrait appeler l’exigence de la vérité.
Mais c’est bien cette forme d’exigence, d’honnêteté, qui est durement mise à mal au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors que George Orwell écrit ce petit texte. Il va sans dire que la propagande de guerre a été un moment suprême de censure, de distorsion, de désinformation. L’anglais parle du totalitarisme vaincu – en Allemagne – mais aussi, et surtout dans cet article, du totalitarisme soviétique, toujours à l’œuvre, et plus que jamais présent parmi les esprits de beaucoup d’intellectuels. C’est que les temps ont changé. Dorénavant, « c’est bien plus par la dérive de la société plutôt que par une forme active de persécution que les écrivains ou les journalistes qui voudraient conserver leur intégrité morale se trouvent aujourd’hui contrariés » (p.23). Orwell repère bien que la censure, au sens le plus large, peut être le fait de la société dans son ensemble, sans passer pour cela par des institutions formelles ni par une police de la pensée. La liberté d’expression est menacée par la censure explicite, par des menaces ou des interdictions directes, par des condamnations, ou par la diffusion massive d’une information d’Etat. Ces choses-là sont connues. Ce qui l’est moins, c’est ce mouvement de la société dans son ensemble qui oriente les pensées, ou provoque une forme d’autocensure. Toutes les vérités ne sont plus bonnes à dire. En ligne de mire, l’anglais a les compagnons de route de l’URSS, qui à son époque faisaient florès et faisaient régner la terreur intellectuellement. Tous les stratagèmes étaient bons pour disqualifier par avance toute critique. Mais le propos d’Orwell est plus large que ces contingences historiques.
On l’a déjà souligné, pas de liberté, selon Orwell, sans expression de la vérité. Pouvoir dire est essentiel. C’est la raison pour laquelle une bonne partie de l’œuvre de l’anglais est consacrée à dénoncer le dévoiement du langage et à défendre la richesse de la langue, la précision du vocabulaire. Dans L’empêchement de la littérature, il s’intéresse aux différentes formes de discours de vérité. Le discours journalistique en est une. L’originalité du texte est de montrer, comme l’indique le titre, le rôle fondamental de la littérature dans la possibilité même d’une pensée libre. La liberté de pensée est intimement attachée à la vérité. Or, on l’a dit, cette dernière est de plusieurs sortes. L’« écrivain de prose » est porteur, à sa manière, de vérité. Il a pour matière « l’enregistrement juste des faits » et « la sincérité des émotions » (p.42), celle-là même qui, dans 1984, ne peut être contrefaite et échappe à tous les contrôles de Big Brother. La notion de sincérité est fondamentale chez Orwell, on pourrait la rapprocher de la décence, cette sorte de vertu politique des classes populaires, ce « bon sens moral ». Car il rentre, incontestablement, dans la sincérité du romancier, quelque chose comme une décence morale élémentaire – celle que détestent les tyrannies. « La liberté de pensée signifie la liberté de relater ce que l’on a vu, entendu, senti, et non être obligé de fabriquer des faits et des sentiments imaginaires. » (p.28) Voilà la liberté que manifeste l’écrivain. Mais l’orthodoxie, la tyrannie, la police de la pensée, ou quelque nom qu’on y donne, impriment leur marque sur les esprits, elles inhibent la créativité et l’imagination, car elles empêchent la sincérité. « Partout où il existe une orthodoxie imposée […] on ne trouve plus de bonne littérature » (p.42) écrit Orwell. Il enfonce le clou : « le fait est que certains sujets ne peuvent pas être glorifiés à l’aide de mots, et la tyrannie en fait partie. Personne n’a jamais écrit un bon livre pour défendre l’Inquisition. » (p.47) La littérature est structurellement incompatible avec la tyrannie.
Orwell poursuit ici son analyse du totalitarisme. « Un Etat totalitaire est dans les faits une théocratie, et sa caste dirigeante, afin de se maintenir en place, doit faire croire qu’elle est infaillible. Mais puisque, en pratique, personne n’est infaillible, il est fréquemment nécessaire de réarranger les faits passés afin de montrer que telle ou telle erreur n’a pas été commise, ou que tel ou tel triomphe imaginaire a bien eu lieu. » (p.33) On voit bien que ce que dit Orwell du totalitarisme déborde des exemples historiques classiques et peut s’appliquer, en partie au moins, à nos sociétés. Le Gouvernement Français actuel cultive le même souci de paraître infaillible. La terrible crise sanitaire en cours le prouve : le gouvernement ne reconnaît aucune erreur véritable, tout a été ou réussi, ou empêché pour des raisons extérieures. Quitte à reconstruire les discours, à falsifier les faits. « Le totalitarisme exige, en fait, l’altération continue du passé, et au long terme exige probablement la défiance envers l’existence même de la vérité objective. » (p.33)[1] L’empêchement de la littérature anticipe notre époque marquée par la post-vérité, une époque dans laquelle « la vérité est dépassée »[2]. Ce mouvement de liquidation de la vérité, que j’ai par ailleurs essayé de décrire[3], montre bien à quel point Orwell avait raison en pointant la solidarité des différentes formes de vérité. « Toute attaque de la liberté intellectuelle, et du concept de vérité objective, menace au long terme tous les domaines de la vérité » (p.53) écrit-il dans cet essai stimulant. Personne ne peut rester indifférent à cela, car personne n’est épargné par la post-vérité.
Le problème de la liberté d’expression est ô combien contemporain. L’empêchement de la littérature pose le débat sous un jour le plus souvent ignoré et lui redonne une portée fondamentale. En quelques pages denses, Orwell esquisse tout à la fois une théorie de la vérité mais aussi de la liberté, il permet aussi, et surtout, de sortir des ornières habituelles du débat sur la liberté d’expression. Un texte qu’il serait urgent de lire en ces temps troublés !
[1] La réciproque n’est pas vraie : toute défiance vis-à-vis de la vérité, ou tout réarrangement du passé n’est pas totalitaire. En clair : nous ne sommes pas dans un régime totalitaire – une évidence à rappeler. Néanmoins, Orwell nous permet de comprendre que nos sociétés ont des tendances totalitaires – à combattre de toutes nos forces.
[2] Geoffrey Mercier, Ce que le marché fait au monde, L’Harmattan, 2020.
[3] Geoffrey Mercier, opus cité, pp 148-150.
Merci d’avoir lu cet article, si vous l’avez apprécié, n’hésitez pas à le partager sur les réseaux sociaux, ou à le commenter en bas de page !
Pour ne rien rater de nos prochaines publications pensez à vous abonner !
Vous souhaitez soutenir Phrénosphère ? Vous pouvez faire un don !