Coulée brune
Comment le fascisme inonde notre langue
Olivier Mannoni
Editions Eloïse d’Ormesson, 2024
« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelques temps l’effet toxique se fait sentir »[1] écrivait en 1947 Victor Klemperer dans son ouvrage majeur d’analyse de la langue du IIIème Reich. En 2021, Olivier Mannoni proposait, aidé d’une armada d’historiens spécialistes, une nouvelle traduction critique de Mein Kampf[2] après plus de 8 ans de travail et de plongée dans la langue d’Hitler et du nazisme. En 2022, dans Traduire Hitler, le traducteur revenait sur cette expérience à la fois professionnelle et existentielle en analysant les mots, la syntaxe, la grammaire du chancelier nazi, ce langage « bourbeux, criblé de fautes et de répétitions, souvent illisible, doté d’une syntaxe hasardeuse et truffé de tournures obsessionnelles »[3]. Il y montre comment, au-delà du sens, ou l’absence de sens, véhiculé par les phrases, les textes ou les discours, la forme même du discours (syntaxe, lexique, grammaire, construction etc.) joue un rôle déterminant dans la diffusion des idées nazis, l’intoxication des esprits dont parle si justement Klemperer. Dans Coulée brune, Olivier Mannoni poursuit son travail d’analyse du langage politique, appliqué cette fois à notre époque, celle de Trump et de Macron, du complotisme et des fakenews, et montre comment la perversion de la langue accompagne et surtout induit la perversion du champ politique et de la société elle-même.
Olivier Mannoni, traducteur et directeur pédagogique de l’Ecole de Traduction Littéraire, avant d’être un théoricien, un praticien de la langue dans ce qu’elle a de plus matériel, de plus sensible, et de plus ambigu. Être traducteur c’est se confronter à toutes les dimensions de la langue, ce qui confère à Olivier Mannoni une capacité d’attention et de discernement particulièrement aiguë. L’analyse qu’il tire a donc été forgée au creuset de tous les textes dans lesquels il s’est parfois abîmé – au premier rang desquels, on le devine, Mein Kampf. « Mein Kampf […] est une mixture imbuvable faite de deux doses de charlatanisme linguistique et d’une dose puissante de simplisme politique et intellectuel. Raisonnements tronqués et biaisés, accumulation de faits invérifiables et donc non vérifiés, avalanche d’adverbes, d’adjectifs et de conjonctions hasardeuses précédant des phrases en forme de slogan : telle était la structure de ce langage destiné non plus à communiquer, comme le voudrait sa fonction première, mais à tordre la réalité. Mais j’ai aussi retrouvé dans ce texte les racines de maux qui commençaient déjà à bouleverser notre vie politique : l’usage de l’incohérence en guise de rhétorique, de la simplification extrême en guise de raisonnement, des accumulations de mensonges en guise de démonstration, d’un vocabulaire réduit, déformé, manipulé, en guise de langue. » (p.11) Tout est dit en préambule, le reste de Coulée brune consistera à démontrer, par l’exemple, ces incohérences, mensonges et autres simplifications qui détruisent la possibilité même d’une langue commune et partagée, donc l’existence de la communauté politique. Voilà la force de ce livre : plonger dans la concrétude crasseuse des phrases et des mots employés dans le champ politique pour nous faire voir comment ils sapent la raison commune. « Parce qu’il est le moteur du politique, un logos perverti ne peut que mener une communauté à la catastrophe. » (p.13) Cette perversion est aujourd’hui partout.
Olivier Mannoni repère un certain nombre de procédés rhétoriques qui ont pour résultat ce qu’il nomme le « confusionnisme politique » (p.133). L’un de ces procédés, dont Macron use sans une once de vergogne, est la « triangulation » (p.45) qui « consiste à aller piocher dans les idées de l’adversaire les éléments que l’on pourrait reprendre à son compte même s’ils ne correspondent pas aux thèses que l’on défend » (p.39). Le Macron post-COVID, qui défendait les travailleurs de seconde ligne et affirmait que certains domaines devaient échapper au marché, le Macron qui reprenait éhontément le slogan du Nouveau Parti Anticapitaliste en disant que « leurs vies [celles des résidents d’Ehpad] valent plus que tous leurs profits »[4], le Macron qui reprenait les discours enflammés des grandes heures du socialisme français… voilà de la triangulation en pleine action : brouillage de tous les repères politiques, désamorçage de toutes les oppositions. C’est cela le confusionnisme : il n’y a plus qu’un seul discours englobant, celui du Président en l’occurrence, qui peut endosser n’importe quelle proposition, naviguer à bâbord et à tribord, qui dissout de ce fait tous les contre-discours jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un seul « camp », celui de la raison, pour lequel finalement les mots n’ont plus aucun rapport avec le réel.
Coulée brune voit le mouvement des Gilets jaunes, et surtout son dévoiement par certains figures médiatiques, comme l’un des symptômes du confusionnisme. Mannoni ne cache pas sa proximité avec le mouvement qui, à ses débuts, entendait « assurer une circulation véritable et surtout authentique du discours » (p.49) et « rétablir les ponts qui, par la discussion, l’expression de besoins, de désirs, de détresses » (p.49) auraient permis de « dépasser le vide sémantique du discours politique, les abîmes de la langue de bois et les barrages du “campisme” » (p.49-50). Pourtant, rapidement, le mouvement va se trouver « gangrené » (p.53) par des figures ambiguës fleurant bon le complotisme et usant d’un langage simpliste, confus, celui de « l’ébullition permanente qui fait feu de tout bois pour alimenter en permanence l’indignation, la stupeur et le tremblement » (p.58) dont les « rouages sont le mensonge, l’invention, le paralogisme et le sophisme » (p.58). Les figures du mouvement[5] – largement montées en épingle par les grands médias hostiles – versent en effet dans les discours complotistes, incohérents, dans les fake news etc. Le traducteur analyse longuement ce dévoiement du langage dont a été effectivement victime le mouvement des Gilets jaunes, aidé en cela par les médias qui ont appuyé autant que possible sa récupération par des figures autoproclamées et ad hoc, en particulier l’inénarrable Florian Philippot ou encore Etienne Chouard – qui « n’y connai[t] rien » à propos de l’existence des chambres à gaz. Avec tout cela, « le “confusionnisme”, fils de la triangulation et de la paresse intellectuelle, arrive en force dans le débat politique » (p.74).
Dans la lignée des Gilets jaunes mouvance confusionniste, on trouve dans Coulée brune de longues analyses consacrées au langage de la crise COVID, en particulier celui des « antivax », où l’on retrouve Philippot. Mannoni décortique cette langue elle-même dé-cortiquée[6], « paranoïaque » (p.114) et délirante. Cancers fulgurants chez les vaccinés, coup d’Etat en préparation, inoculation de maladies par le vaccin, fausse pandémie fabriquée par de faux tests ou au contraire virus lâché à dessein pour décimer la population mondiale… tout y passe. A chaque fois, c’est le langage qui est massacré, dont la capacité à nommer le réel, donc le réel lui-même. « La langue en loque », écrit Mannoni dans un formule saisissante, « vient servir une représentation du monde délirante. » (p.60) Il ajoute plus loin que « le dépeçage du langage précède le démontage du réel et la construction d’un monde parallèle » (p.68) : c’est cela la post-vérité et son cortège de faits alternatifs »[7]. Cela crée des sphères discursives closes, au sein desquelles l’on se comprend par le sous-entendu, par la connivence, grâce à des « allusions convenues » (p.91) qui fonctionnent comme des marqueurs identitaires destinées autant à compter les siens qu’à exclure les autres. Ces sphères discursives tendent dès lors à recréer une réalité alternative isolée du monde commun et inaccessible aux non-initiés – décrits comme des « moutons ». On assiste ainsi à l’émergence de ces bulles, en particulier sur les réseaux sociaux. La simple capacité de s’ouvrir au discours de l’autre, c’est-à-dire le moteur de la démocratie elle-même, comme ne le cesse de le rappeler Olivier Mannoni, s’en trouve pulvérisée.
On comprend à la lecture de Coulée brune que ce repère avec grande acuité Olivier Mannoni à travers la destruction de la langue est un grand mouvement de dépolitisation. C’est ce qu’il reproche aux Gilets jaunes (avoir perdu leur cap politique), c’est aussi ce qu’il critique avec l’usage abusif du terme « d’indignation » après l’essai de Stéphane Hessel. Boris Cyrulnik le rappelle : « il faut nous demander de raisonner et non de nous indigner » (p.119). Pour autant, lorsque Mannoni nous dit que « se méfier de l’indignation ne revient évidemment pas à nier la légitimité de la révolte sociale, mais à s’interroger sur ses débouchés et ses expressions politiques » (p.120), il montre bien la dépolitisation en germe dans l’indignation érigée comme expression privilégiée dans l’espace commun. Tout le monde s’indigne, tout le temps, à propos de tout – et n’importe quoi. Le problème, c’est que l’indignation empêche « toute réflexion réelle sur les faits, leurs causes » (p.122), ce qui est pourtant la première étape du combat politique. Cette dépolitisation, manifeste, accompagne paradoxalement la montée d’un discours – politique – de plus en plus structuré : celui de l’extrême droite. Ainsi, la langue dépolitisée apparaît comme une langue fascisante, ce que montre bien Mannoni. C’est la raison pour laquelle il consacre plusieurs chapitres à la montée de l’extrême droite en particulier grâce aux médias Bolloré – CNews avec Pascal Praud, C8 avec Cyril Hanouna par exemple. “La langue, la logique, la raison qui nous protégeaient contre la haine et l’irrationnel ont été emportées par la coulée brune.” (p. 174)
Au moment d’achever cet article, il me faut formuler une réserve sur cet essai d’Olivier Mannoni – par ailleurs stimulant. Bien que cela soit évoqué à plusieurs reprises, il me semble que Mannoni minimise le rôle décisif de Macron dans la destruction de la langue. Trump, Sarkozy, Philippot, les mouvements complotistes… l’affaire est entendue. Mais je pense que le gros du travail est en réalité, en France, l’affaire du pouvoir macroniste. Sa perversion du langage est constante depuis le début, son usage de tous les stratagèmes rhétoriques ciblés par Olivier Mannoni est massif et systématique. La post-vérité, les faits alternatifs y compris un certain complotisme sont devenus une méthode pour le pouvoir en place – de même que sa brutalisation des oppositions – de sorte que lorsque Mannoni dit qu’« à tous les éléments que nous avons énumérés ici, confusionnisme, désarticulation du discours, haine de la science et du savoir, détestation de la culture et de ceux qui la portent[8], il y a un point commun : l’amour du pouvoir autoritaire et de la dictature » (p.182), il semble dresser un portrait du macronisme. Bien sûr, tous les exemples pris dans Coulée brune sont réels et importants (Gilets jaunes, réseaux sociaux, mouvement anti-vax, médias d’extrême droite etc.), néanmoins, ils tendent à minimiser le rôle fondamental de ceux qui exercent réellement le pouvoir et donc ont une responsabilité écrasante. Poser un vrai rapport de force politique implique de s’en prendre aux structures de pouvoir et de domination, au premier rang desquelles se trouve l’Etat néolibéral (macroniste en l’occurrence). Il y aurait donc une erreur d’analyse et de stratégie à s’en prendre à des mouvements périphériques tout en épargnant les structures centrales de la destruction systématique du politique et du langage[9]. Disons pour faire bref, que le positionnement politique de Mannoni manque, à mon goût, de radicalité. Ce n’est cependant qu’un point de débat qui, certes, mérite d’être abordé mais n’entache en rien la qualité du livre.
Coulée brune est un essai passionnant qui montre la place de la destruction du langage et ses implications dans la dislocation du politique dans nos sociétés. Précis, honnête intellectuellement, intelligent, fin dans l’analyse, on ne peut que conseiller la lecture !
[1] KLEMPERER Victor, LTI, la langue du IIIeme Reich, [1947], cité in HARTMANN Pierre, « Victor Klemperer/Georges Orwell : l’invention des langues totalitaires », Raison présente, n°167, 3e trimestre 2008, pp. 33-50.
[2] BRAYARD Florent (dir.), WIRSCHING Andreas (dir.), Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, Fayard,trad. Olivier Mannoni, 2021.
[3] MANNONI Olivier, Traduire Hitler, Editions Héloïse d’Ormesson, 2022, cité in MORELLI Pierre, « Olivier Mannoni, Traduire Hitler », Questions de communication [En ligne], 44 | 2023, mis en ligne le 01 février 2024, consulté le 16 novembre 2024
[4] https://www.nouvelobs.com/election-presidentielle-2022/20220402.OBS56560/nos-vies-valent-plus-que-leurs-profits-a-la-defense-macron-a-fait-du-pied-a-la-gauche.html
[5] Eric Drouet, Maxime Nicolle, Jacline Mouraud entre autres exemples de ces personnalités « médiatiques » déversant des propos irrationnels, dépolitisés et surtout confusionnistes.
[6] C’est-à-dire privée de cortex, l’enveloppe du cerveau qui contient les neurones.
[7] Ce que j’ai par ailleurs largement commenté dans mon propre travail, cf MERCIER Geoffrey, Ce que le marché fait au monde, L’Harmattan, 2020.
[8] J’ai montré, en particulier lors du COVID, à quel point Macron était anti-science, cf A propos du « Pass Sanitaire » sur Phrénosphère. Il est également violemment anti-intellectuel, ce qui le range dans la catégorie des pires poujadistes, des trumpistes, des complotistes… de l’extrême droite.
[9] Encore une fois, ce n’est pas le cas d’Olivier Mannoni dans Coulée brune, qui n’épargne pas Macron et semble tout à fait conscient de son influence néfaste et de premier plan dans tout ce qu’il dénonce. Disons qu’en insistant trop, à mon goût, sur des exemples moins « centraux », cela tend à trop détourner la focale sur les enjeux les plus importants.
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