Des agoras dans nos villes !
Faire des villes citoyennes
A mon ami A., car cette idée est un peu la sienne…
1)Pour une démocratie concrète
Je pourrais commencer par invoquer de grands concepts majuscules : Démocratie, République – « des concepts gros comme des dents creuses » aurait dit Gilles Deleuze. J’aurais pu faire souffler un vent de panique en invoquant la décrépitude de notre civilisation et la décadence française. J’aurais pu, tout au contraire, me draper dans les grands airs prophétiques d’un sauveur providentiel en clamant que j’apporte le projet qui va permettre la renaissance de la France éternelle. Je pourrais sinon disserter longuement et ennuyer tout le monde à propos de la légitime appropriation de l’espace public. Mais restons prosaïques.
En effet, la démocratie repose sur des attitudes très concrètes, des façons de vivre et d’habiter l’espace public, elle repose sur des paroles échangées, des comportements d’écoute, d’élaboration d’un discours commun – à commencer par l’élaboration d’une langue commune. La démocratie commence par un regard, un geste, un sourire. Puis, elle se « concrétise » dans le sentiment qui se construit en tout un chacun de former peu à peu un corps politique – si tant est qu’un sentiment puisse être véritablement « concret ». Nous devenons citoyens les uns grâce aux autres dans de tous petits moments, des moments microscopiques d’échange, de débat, de contradiction voire d’opposition. Pour tout cela, il faut constituer un espace public à la fois physique et symbolique. Je dirai même, symbolique parce que physique. L’urbanisme est l’un des domaines les plus importants qui soit afin de créer un espace public habitable par tous et propice à l’émergence d’une citoyenneté digne de ce nom – c’est-à-dire toujours en relation : on n’est jamais citoyen seul dans son coin. Organiser concrètement nos rues, nos places, nos esplanades, nos boulevards, nos ronds-points… Le « vivre-ensemble » passe aussi et d’abord par là. Que la ville – et j’entends par ville aussi bien l’agglomération tentaculaire que le petit bourg ou la place de village rural – soit architecturalement l’occasion de l’exercice de la citoyenneté. Voilà le sens de l’idée que nous voudrions mettre aujourd’hui au pot commun. Soyons des bâtisseurs d’agoras !
2)Présentation du projet
Pourquoi les villes, les municipalités, les communes ne serait-elles pas demain les points centraux de la démocratie ? Par démocratie, je ne parle pas ici du fait de voter, de recourir à des référendums locaux, de palper le pouls des gens dans des concertations dites citoyennes ; je parle de tout ce qu’il y a en amont de la décision, ce qui fait que la démocratie est vivante : la délibération, l’élaboration d’idées, le partage, le fait de côtoyer ses concitoyens, et non de vivre juxtaposés les uns à côté des autres. La décision n’est jamais que l’aboutissement ponctuel, en démocratie, d’un processus continu et infini. Pour cela, l’urbanisme peut nous être d’un secours inespéré. Par exemple en proposant des lieux de rencontre, d’échange, d’expression, de philia au sens grec.
Pour ce faire, on pourrait parsemer les villes de petits kiosques, comme ceux que l’on avait bâtis jadis et où l’on organisait à l’occasion ces bals populaires dont les airs rythment encore nos mémoires. Une petite éminence circulaire, en plein cœur d’un espace public – place, esplanade, parc, contre-allée etc. – surélevée par deux ou trois marches, entourée de grilles ou de barrières qui arrivent à mi-hauteur d’homme délimitant un dehors et un dedans, mais un dedans en fait ouvert sur l’extérieur ; un kiosque à l’intérieur duquel on aurait des bancs disposés en arc de cercle sur, disons, les deux-tiers – plus ou moins peu importe – de sa circonférence, réservant ainsi un espace libre en direction duquel s’orientent les bancs – répartis sur une ou deux rangées selon l’importance du lieu – ; enfin, couronnant le tout, un toit qui protège cet espace d’une météo parfois incommodante. Ces kiosques-agoras seraient avant tout utilisables en tant qu’abris par tout un chacun, ou pour s’y reposer, flâner, conter fleurette, casser la croûte, ou que sais-je encore. Mais tout l’intérêt serait de permettre aux citoyens qui le souhaitent de s’en emparer le temps d’une discussion, d’un cours, d’une lecture, d’un petit concert, d’un mini spectacle, d’un exposé, ou encore mille autre choses. Ils bénéficieraient d’un lieu au cœur de la ville pour s’exprimer par des mots ou de la musique par exemple, et chacun pourrait s’y arrêter, aller et venir, prendre part à la discussion ou au débat s’il le souhaite et si l’orateur le permet. Education populaire, aiguisage de l’esprit critique, élaboration de projets communs, ouverture à d’autres formes artistiques, ateliers pour les enfants… tout doit être possible. Les seules conditions : que personne ne puisse « privatiser » ces lieux à son bénéfice propre. Par exemple, si un groupe de philatélistes veut s’y réunir, l’accès ne pourra être limité à qui que ce soit, ni le propos dirigé exclusivement à l’intention des membres de ce groupe. Une association ne pourra y tenir son assemblée générale etc. L’autre condition est qu’il n’y ait pas de discours de haine : négationnisme, propos racistes etc. Pourquoi ne pas, si le dispositif fonctionne, aller un peu plus loin ? Par exemple, que la mairie puisse fournir ponctuellement du matériel à certaines prestations. Un piano, une scénette, une sonorisation ou une mise en lumière minimales (qui, bien sûr, ne devront pas empiéter sur la rue ni les espaces alentour), un tableau blanc et des feutres, un vidéoprojecteur etc. On peut imaginer que les municipalités aient un pool de matériel à la disposition de ceux qui s’inscrivent. Ou encore, que ce pool puisse être géré ou prêté par des associations désireuses de s’intégrer à ce projet – voire, à terme, de le chapeauter. Mais ne nous égarons pas.
Que ces agoras deviennent en sommes des bouleutérions, ces lieux où la boulè grecque (l’une des assemblée) se réunissait pour décider de la vie de la cité. Boulè signifie “volonté”. Telle est la fin de nos agoras : permettre l’élaboration d’une volonté commune.
3)Comment ça se passe ?
Soyons un peu concrets et prenons l’exemple d’un individu qui voudrait proposer une lecture commentée d’un paragraphe de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote. Il s’inscrit à la mairie, ou sur le site internet de la mairie, ou sur une application smartphone dédiée, pour tel jour à telle heure. Il réserve son créneau, limité au maximum à, admettons, deux heures, afin que l’on ne puisse pas s’accaparer le lieu au détriment de ceux qui voudraient eux aussi en profiter. Bien sûr, si personne n’a réservé le créneau suivant, il pourra poursuivre sa performance. L’inscription me semble nécessaire afin d’éviter les conflits potentiels et afin de garantir un contrôle minimal sur la teneur des rencontres. Il est hors de question de donner une tribune à des discours négationnistes ou haineux. Donc notre orateur s’est inscrit. La mairie, son site internet et l’application disponibles donneront accès au programme à tous les citoyens, ce seront des moyens de visibilité. On peut aussi imaginer que des programmes soient distribués aux commerçants à proximité. Ceux que cela intéresse, de même que les simples passants, pourront y assister, pour un instant ou toute la durée de l’événement : liberté est le maître mot. Il faudra en outre installer, à l’abord de chacun de ces kiosques, une borne qui affiche le programme des réjouissances et sur laquelle on pourra s’inscrire directement, à la manière d’un parcmètre si vous voulez. Notre aristotélicien s’est inscrit disais-je ; le jour dit, il s’installe. Il aura pu prendre une chaise pour être plus à l’aise. Les premiers spectateurs prennent place sur les bancs, ils sont six ou sept. Ce sont deux amis du philosophe et des quidams ayant eu connaissance de l’événement grâce à l’appli qu’ils ont téléchargée sur leur smartphone et qui leur avait envoyé une « alerte » auparavant pour les informer qu’un événement en rapport avec la philosophie – un de leurs centres d’intérêts – allait avoir lieu. L’orateur commence, quelques passants, attirés par sa voix profonde, s’arrêtent, montent deux marches et écoutent, appuyés contre l’une des barrières, pendant une dizaine de minute, avant de poursuivre leur chemin. Bientôt, d’autres curieux garnissent les bancs. A quelques mètres de là, dans un kiosque, une performance va débuter : l’on va parler football. Juste avant, une dame et son mari proposaient un concert d’une vingtaine de minutes : elle à la clarinette, lui à l’accordéon – le public était conquis. Un peu plus loin, de l’autre côté de la place, un individu critique vertement les dernières mesures gouvernementales. Il est absolument nécessaire que la pensée critique puisse s’exprimer dans l’espace public : l’agora est un lieu éminent de remise en cause du pouvoir. Le lecteur d’Aristote interrompt maintenant sa lecture et son commentaire : « avez-vous des questions ? » demande-t-il. Une discussion s’engage, de parfaits inconnus conversent, ils causent philosophie antique, l’un d’eux embraye sur une longue tirade dans laquelle il compare l’Ethique à Nicomaque et Les politiques, un autre n’est pas d’accord : rendez-vous compte, on a parlé pendant deux heures, en pleine ville, d’Aristote, des gens qui n’en avaient jamais entendu parler ont écouté quelques lignes du stagirite. Voilà la démocratie en acte.
4)Une demande citoyenne ?
Et si ça n’intéresse personne ? Et si personne ne veut s’exprimer ou assister aux performances ? Eh bien, nos villes auront été pourvues de deux ou trois kiosques supplémentaires – pas de quoi grever le budget. Cependant, il est indubitable que nombre de nos concitoyens sont désireux de ce genre de dispositifs. A l’heure des réseaux asociaux et du virtuel galopant, nous sommes de plus en plus nombreux en manque de rapports concrets avec nos semblables, à commencer par nos voisins, ceux avec qui nous partageons une rue, un trottoir, une file d’attente. La solitude est le mal le plus terrible de notre postmodernité – voilà une proposition pour y remédier au moins partiellement. On ne compte pas les groupes de parole, les « cafés-débats », les groupes d’amateurs de ceci ou cela, ceux qui ont un talent à partager… Beaucoup de nos concitoyens – et peut-être vous les premiers – sont en manque d’espaces publics d’expression partagée et beaucoup agissent au quotidien pour créer de tels espaces là où ils sont. Des associations ou encore des groupes informels, c’est-à-dire des citoyens soucieux de donner de leur temps et de leur personne, font déjà ce travail tous les jours et sur tout le territoire. Ce projet leur est aussi dédié. Nos petites agoras sont conçues pour que chacun fasse vivre et palpiter à sa manière l’espace public, qui est loin de se réduire à un simple lieu géographique. L’espace public concret constitue l’infrastructure de la République au sens de chose publique. C’est un espace, redisons-le, physique et symbolique, c’est-à-dire investi par les citoyens. Il n’y a de citoyens que parce qu’il y a un espace public et réciproquement. Cela signifie qu’il n’y a de démocratie que parce que des quidams décident de constituer ensemble un espace public.
Si, demandais-je, personne n’ose prendre la parole, surtout au début du dispositif ? Pourquoi ne pas, dans ce cas, demander à des professeurs ou des intervenants d’y dispenser des cours ou des exposés ? La mairie a accès à des fonctionnaires qui ont un savoir à mettre à disposition de tous : des professeurs, des médecins, des conservateurs de musées, des chercheurs… Mais aussi des personnels municipaux qui peuvent expliquer, le temps d’un court exposé, leur mission. Dans ce cadre-là, il faudra que l’intervention soit rémunérée, on ne peut pas exiger d’un professeur qu’il donne un cours d’une ou deux heures gratuitement. Il peut le faire, bien sûr, de son propre chef, mais alors la démarche n’est pas la même. Cela peut permettre de donner, au moins au début, un coup de pouce au dispositif, le temps que les citoyens s’approprient ces espaces radicalement nouveaux.
Voilà, brossé à grands traits, notre projet d’agoras modernes. Toutes les propositions sont les bienvenues, les amendements accueillis avec chaleur. Nos petites agoras sont faciles à mettre en place, en particulier par un maire dans sa commune. C’est l’intérêt d’un projet à visée locale voire hyperlocale : tout le monde peut s’en emparer. Notre seul objectif : que les idées infusent, qu’elles fassent leur chemin ; peut-être ces graines donneront-elles des fruits inattendus ?
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Bonjour,
L’urbanisme devrait avoir cette vocation concrète de créer des espaces publics de qualité qui stimulent la rencontre de personnes qui ne se croiseraient peut-être pas ailleurs. Votre agora en est un exemple parmi tant d’autres et cela me fait penser à ce reportage qui évoque les essais issus de petits groupes (ou même d’une municipalité) afin faire de la démocratie …. autrement:
Merci pour cette vidéo que je ne connaissais pas. Cela démontre que l’envie démocratique est forte et vivace aujourd’hui en France, nous avons cette aspiration collective, qu’il suffirait de laisser s’exprimer – tout en la canalisant – pour que nous puissions commencer à reprendre notre destin en main !